Sans savoir, ils marchent dans le territoire aisé de leur ignorance, , et comment leur reprocher de ne rien regarder de ce qu’on n’indique pas ?
Une agréable lassitude sensuelle s’installe. Blotti sur l’une des terrasses, je regarde doucement les hommes et femmes allongés par le début d’ombre, et qui se prennent pour des Giacometti rigolards pressés de retrouver les copains pour le Spritz. Aujourd’hui, parce que toute lumière posée sur le plan de la ville, ou le plan de vie, est une véritable caresse qui disperse les détresses et dénoue le tresses embrouillées d’existences parallèles, je peux m’asseoir et les regarder.
Ailleurs,eux-aussi éparpillés loin de l’agence, Moscou ou Césarée, Washington ou Pingstown of the Maine, Paris ou Berlin les vieux compagnons de classe et de chasse lisent à distance les notes prises sur la tablette et s’accablent ensemble de ce vieux style.Ils vont finir par me retirer ma carte de bavard.
La terrasse superbement bruyante recueille des fins de trajectoire à vélo. On les pose où on peut, comme on fait des souvenirs qu’on ne monte plus, car enfin leur pas s’est ralenti, leur échine abaissée, leur crinière éparpillée.
Je regarde, comme un vieux sous l’acacia du village ? Non, j’avance très sereinement vers les passés.
Las mais joyeux, je m’offre un dîner sur la terrasse de la place Mazzini, fermée par la synagogue, et une salve muette d’arcades chantant silencieusement sous les dernière lumières.
En face, dans la gelétaria, il n’y a plus que deux serveuses sur trois, en passant je leur ai adressé un petit signe de connivence, elles m’ont reconnu, mais si, mais si, le vieux bavard de ce matin, et je les vois depuis ma table, encore. Je dis mon plaisir à l’iPhone : verdeur des corps, glacé des sorbets, en garniture légère sur l’épaisse spécialité régionale des terreurs fascistes et des lois raciales, la vie, la vie, la vie d’abord, la vie toujours.
Elles se penchent loin dans les basses armoires glacées, pour une jolie parade, quand de dos, cherchant dans un large buffet sculpté les cornets utiles à leur aimable industrie, elles ajoutent à l’éclat du short tendu sur sa brièveté la force malicieuse d’un souvenir en train de se construire à main nue. « Encore une phrase à la mord-moi-le nœud », dirait Mark, si je lui adressai mes notes de séance photo. Mais non, et pas davantage à Cécile ou Sergi. On a ses pudeurs.
Mais je ne fais pas de photos. Comment exposer le bonheur paisible et douloureux de ces superpositions de temps?
A côté de moi, en terrasse, six dineurs mâles, gros commandeurs-bâffreurs, ont empli leur table, serrée, de plats très lourds, pizzas, plâtrées de pasta, vasques de salade. L’un d’entre eux, d’un geste impérieux, pour son confort (car c’est lui qui va payer l’addition) tend brusquement à la serveuse un plat de faïence vidé de ses antipasti. La serveuse, une quadragénaire vive, son plateau est plein, elle est fatiguée, il a fait 36 ° à 16 heures, on est fin aoùt, il est 23 heures. Pourtant, elle saisit le plat, gentiment serviable en serveuse pas servile. Trop vite, trop de gestes depuis le matin, trop d’usure des doigts, ça tombe, se brise, dans beaucoup de bruit. Le client marque un puissant geste d’agacement, on le disturbe, on le pénibilise dans le digestif atone, on le disfracte dans ses intérieurs replets, toute une langue à la Audiard me revient. Elle, elle ne dit rien, ne montre rien. Reste debout, et c’est l’essentiel ici, sur cette place précisément, rester debout. Sur cette piazza encore davantage que partout ailleurs, rester debout.
Elle porte le plateau comme une princesse lointaine, de ces femmes esclaves jamais colonisées de l’esprit, dans un rite archaïque et beau. Lui, qui est mon voisin, je le regarde au fond de l’impassibilité de ses yeux. Il voudrait se lever, il voudrait me frapper, renverser sur mon visage la puissance violente mais dérisoire de son pouvoir de maître-payeur. Je soutiens son regard, tranquille comme un commandeur pas pressé.
La serveuse ramasse les débris, elle perçoit l’échange des regards, la lance pointée, la monture qui piaffe, le heaume qu’un écuyer maladroit va fermer trop sèchement. Elle, fine comme une femme de quarante ans au milieu d’imbéciles du genre mâle, elle, saisit un verre de Grappa sur le plateau d’un collège qui passe et le tend au client : « Geste commercial monsieur, avec nos excuses pour le bruit ». Il saisit sans remercier, boit d’un trait, balourd et vaincu. Elle et moi nous sourions. Sans rien dire, je plains sa fatigue et sa patience, elle accueille en silence ma complicité.
Sur le banc, je fais des photos du plan couvert par les marques d’un ancien projet abandonné par nouvelle histoire : FERRARE.
(on peut encore voir très ci-dessous plus d’une centaine d’épisodes de « YDIT »)
Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 19/99, Chapitre 6 – milieu . A suivre, le 29 juillet.