YDIT-BLOG, nouvelle saison, saison 4, Episode QUATRE  : « Il avait obtenu que je le rejoigne»

INCIPIT : On aurait pu commencer ainsi :  » C’était la fin du mois de septembre. » ( DOA, « Ligne de sang » , Gallilmard, Folio Policier, 2010)

Note de Madame Frédérique :

La ville dont je fréquentais quotidiennement la Tour n’avait connu sa lèpre que sur les murs des bidonvilles. Mais l’infinie arrogance voisine des immeubles luxueux de « La Défense »-bureaux et sociétés au Nord-ouest parisien- avait introduit la droite verticalité du pouvoir, effaçant le grouillement indistinct et horizontal des bidonvilles.

Nanterre, années 90. J’y étais le chef de cabinet ( on n’écrivait pas encore cheffe) d’un haut fonctionnaire débutant, vers l’un des étages élevés. Sans doute avais-je plus de dix ans de moins que lui ( drôle de formule qui lui aurait déplu ), mais il me trouvait « efficace », et je l’estimais rigolo- dans la mesure du possible. Lorsqu’il sortait de son bureau pour me parler, affaire de service, je veillais à ne pas exposer mon décolleté – comme on disait à l’époque :

Mais YDIT veillait avec soin à ne pas regarder. Il n’usait pas de mon prénom, à l’inverse des autres, partout, qui osent la différence du comte et du valet.

Lui s’adressait à moi par « Madame ».

Je lui avais dit, dans les débuts, « Monsieur, vous pourriez m’appeler Frédérique ». Il avait répondu, souriant : « Et m’appellerez vous Y. ? ». J’avais évidemment dit non : dans nos milieux, à ce niveau, cela ne se faisait pas.  Et lui «  Alors, je resterai sur ‘Madame’ ».

Nous étions parmi les plus jeunes de la Tour, un peu éloignés des signes extérieurs de respect et des coutumes compassées par lesquelles les habitants des étages supérieurs semblaient tenir à manifester leur pouvoir – que nous estimions illusoire. L’avenir l’a prouvé ( drôle d’usage des temps).

Ensuite, nous avons été séparés par les mouvements assez désordonnés des fonctionnaires soumis à « la mobilité obligatoire ». Je voyais son nom, résumé par ses Initiales Y . D’I. , dans les pages du Journal Officiel, jours des nomination dites «  mesures individuelles ».

Puis, à deux reprises- nous avons de nouveau travaillé ensemble, en particulier quand, choisi par un ministre pour intégrer son « équipe rapprochée » ( qu’aurait été une équipe reprochée?..), il avait obtenu que je le rejoigne, comme assistante personnelle. Pendant cette période là aussi – courte car décevante (mais il aurait dû s’en douter), – nous avons beaucoup œuvré dans un mélange de proximité complice, d’humour sans humeur, de dévouement et de dérision. Parfois, quand il quittait le bureau très tard, mal nourri par le plateau-repas qu’apportait un jeune huissier ( qu’il avait réussi là encore à faire nommer près de lui ensuite, il aimait le sentiment de proximité), Y.d’I. laissait un message, au sujet de telle entrevue du soir : « Madame Frédérique, vous devriez raconter cela, un jour ». L’huissier le déposait sur mon bureau en débarrassant...

Il pensait en effet que j’entretenais avec la narration un lien d’écrivain masqué. Une sorte de double vie. La narration comme amoureux caché dans le placard. Mais nous n’avions pas le temps de visiter les placards.

Lorsqu’il est parti à la retraite, carrière proprement accomplie, j’étais en poste à Dakar (j’avais aussi parcouru mon propre chemin). L’Ambassadeur n’avait pas hésité à me permettre un bref voyage pour célébrer, avec peu d’autres- la cessation d’activités. Y.d’I. (mais tout le monde dans le métier le nommait YDIT). YDIT, de plus en plus éloigné d’un respect des traditions, avait organisé une sorte de séquence mémoire qui traversait plusieurs des lieux où nous nous étions, les participants et lui, croisés. Il n’avait pas invité le ministre, mais le jeune huissier – oui, certes en moins jeune. Le jeu de piste avait duré 48 heures, y compris la nuit dans un manoir de la Sarthe- glacial, pénombreux, chambres à quatre ou six lits, presque un gite de randonneurs. Mais l’inévitable cheminée pleine à craquer des ormes voisins. Et la prévisible fumée d’une biche traversant la lisière. Il aimait les mots comme Lisière, Fumée : les mots de l’incertitude.

Nous servant un whisky de choix ( il ne cachait ni  ses goûts, ni ses excès)- il m’avait répété : « Chère Frédérique, vous devriez raconter cela, un jour » .

Mais je n’avais jamais eu ni le loisir ni le désir, et d’ailleurs YDIT même, souvent, avait pillé mon temps. Puis, certes, nous avions souvent ri et souri, parfois ensemble veillé tard, mais la légion d’honneur avait été pour lui – et pour moi une mince médaille du travail. Pour lui une opulente prime, pour moi des babioles.

Et, le livre d’Olivier Rolin, ré-ouvert au hasard d’un carton voyageur :

« C’est à Port-Soudan que j’appris sa mort. Les hasards de la poste dans ces pays firent que la nouvelle m’en parvint assez longtemps après que mon ami eut cessé de vivre. Un fonctionnaire déguenillé, défiguré par la lèpre, porteur d’un gros révolver noir dont l’étui était noué à le ceinture par une lanière de fouet en buffle tressé, me remit le lettre vers la fin du jour. » O.ROLIN, ibid)

La lettre -on s’en doute- formait en réalité une volumineuse suite de paquets. S’y trouvait, un peu en fatras, de nombreux textes, documents, extraits. « Voilà de quoi vous y mettre tout de même, Madame, depuis le temps que je vous le demande ! ». Je voyais son visage amusé contredisant l’aspect faussement rugueux de la consigne.

Du bidonville de Nanterre à la Tour du Pin, où il avait vécu la fin de sa vie, les écrits formaient comme une galerie en plein vent de photographies ( grilles d’un palais, murs d’un musée), un récit lacunaire et discontinu, que j’estimais au fond – à dire vrai- plutôt dénué d’intérêt. Mais, de 1950 à 2020 – l’année où il atteignait «  Septante et davantage », se dessinaient peu à peu les grandes lignes d’une narration, les formes floues d’une histoire : non seulement celle d’un homme ( à quoi bon ? Il y en a tant et qui tant se ressemblent ! ), mais autant celle d’une  société, de personnages dans une société, la nôtre. Fumées, lisières.

Et bien sûr moi aussi j’étais dedans. On voyait aussi – avec une régularité quasi maladive- un autre qu’il nommerait toujours en se demandant « pourquoi lui et pas moi » : Hanged James.

« Madame Frédérique, vous devriez raconter cela, un jour ».

En effet, il était temps de s’y mettre. Il y avait longtemps qu’il ne m’appelait plus «  Madame », en réalité, nous avions fini par trop nous apprendre intimement… Considérons  alors que ce récit en train de commencer peut devenir une autre version de l’enquête menée par celui de « Port-Soudan », le héros parti à la recherche d’une explication de l’absence, d’une interprétation du silence, une enquête menée par un double, un lien, un chien, le lien : le sien.

________________________________________________________________________________________

Didier JOUAULT, pour « YDIT-BLOG, nouvelle saison, saison 4, épisode QUATRE « Il avait obtenu que je le rejoigne», A suivre…chaque semaine ou plus, ou moins. pendant trois ans … Patience ? Prochaine fois : JEUDI 5 OCTOBRE, heure habituelle .

Par défaut

Une réflexion sur “YDIT-BLOG, nouvelle saison, saison 4, Episode QUATRE  : « Il avait obtenu que je le rejoigne»

Laisser un commentaire