« Encore un jour qui commence mal », dit un homme dans le public, clairsemé ( mais si on sème davantage, les tiges étouffent en grimpant).
« C’est l’homme, qui semble clairsemé ? » s’interroge la suave Slave, jamais en reste d’une mécompréhension très volontaire, d’une méconnaissance à pointe, puisque c’est ainsi que les hommes vivent.
Ydit raconte ( c’est- on l’aura noté- ce qu’il préfère).
Il avait été nommé depuis peu dans le département. On avait organisé une « tournée » de rencontres. Ce soir, dans un chef-lieu de canton, il avait dîné avec une dizaine de personnages locaux.
Ils accueillaient l’arrivant avec les habituelles demandes, et l’offre d’histoires locales : ici, disaient-ils, vieille prune en main…
…vers les marais noueux ou les chemins de liège, sorcières et rebouteux savaient les mots de l’indicible. Mais nous sommes des gens simples, et amants de la Lumière, rien de grave.
« Il est tard, vous savez, on n’est pas à Paris, on se couche tôt chez nous ».
Avant le creux blanc du sommeil, toujours lent à conquérir, les autres étaient partis, laissant Ydit payer seul sa dette à l’insomnie.
A chaque fois, trop tôt, pour l’hôtel.
-« Inutile de sonner, il y a un code », disait la patronne. Elle ajoutait : « Vous ne trouverez rien d’ouvert, à cette heure, en ville, ni personne, pas même une dame sur un boulevard, mais il n’y a pas de risque, on est tranquilles, dans nos pays, s’il y avait des voleurs, ils se coucheraient tôt. »
Devant l’hôtel, la voiture noire du service. Natif d’ici, le chauffeur est au lit en compagnie depuis longtemps. C’est l’heure de ne pas rouler.
Ydit raconte : Si l’on déambulait, on passait la place de la République, ancienne place d’armes, puis on tournait vers la belle médiathèque installée dans le marché aux grains. Alors, on descendait par la rue du prieuré, forte pente au flanc de l’ancien oppidum.
Elle passait devant les deux hôtels particuliers Renaissance réunis par une passerelle de métal blanc, et le bloc durable fait par la vieille salle de réunion où les nazis avaient installé leurs maléfices en 40, face à la maison close.
YDIT :Vite, sans presser le pas, on arrivait en limite de la ville, après le garage Renault et ses grilles peintes en noir. Puis, le sombre silence des prés cachés derrière leurs barbelés. Plus rien, ensuite, sous la nuit de lune mouillée. La question, unique, toujours la même : à quel endroit poser le demi-tour? Ici à gauche, le goudron se fait chemin. Quelques derniers pas, le pied touche la terre, la chair quitte les os, on devient sa propre histoire dans l’immatériel du parcours.
« J’irai jusqu’à cette cahute effondrée. »
Depuis le creux de la pénombre, dans le coeur des ténèbres, une voix l’interrogeait soudain sans brusquerie, lourde et lente, faite d’humeur simple et de bois chaud :
« -Est-ce que vous m’aimez ? »
Ydit raconte qu’il a coupé le fil de la marche.
« Dans l’attrait de ma nuit prend toujours racine la fleur de la terreur. »
La femme – mais la voix disait mal son genre- le presse de ne pas entrer : qu’il reste en lisière de la lune sur le chemin de terre battue. Autour, il y a cette odeur que les vaches donnent à la terre grasse d’ici quand elles ne dorment pas, elles non plus.
La voix, depuis son fond de nuit, à son tour raconte. Mais que Ydit, d’abord, veuille s’asseoir sur la souche encore vivante sous sa forme d’orange cou coupé. Qu’il ouvre les nœuds de la cravate de laine, de vent, de chanvre.
Rien ne se passe.
Pourquoi ce silence ?
Ydit raconte qu’il était impossible d’apercevoir qui parlait sous le toit percé de l’abri. Elle disait : « Je ne mens pas, jamais, sauf à moi-même parfois, si la parole est difficile. Je voyage, on vous l’a dit, que je voyage ? Je bouscule les distances dans le corps d’un effraie, l’oiseau des sagesses anciennes, l’émergeant des lumières d’outre-lieu dans la nuit des hommes .
Je suis le coeur de son corps en plumets, je vis de mouvements dans l’air, je sais aussi entrer dans l’esprit d’une plante et la déterrer vers sa lumière qu’elle ignore encore. C’est ainsi, mais enlevez votre veston de promeneur innocent, voila pourquoi je peux vous dire comment un chardon nous écoute, et comment une valériane nous entend, vous et nous, les humains, comment elles jugent nos sarcasmes, nos cruautés. »
Ydit avait retiré la veste. La chaleur des repas lourds du soir. On ne voyait plus que cet anonymat nocturne des visages qui marque l’insouciance du réel. Des oiseaux épais se posaient sur un pieu, une échelle mystérieuse.
« Si vous désirez – mais je sais que vous désirez la chaleur, comme tous les hommes, sans connaître les buches ni le feu, alors vous devez sentir le meuble de ma terre sous votre peau… »
Ydit raconte qu’il délaçait les chaussures, approchait pieds nus. La respiration des vaches s’essoufflait derrière la sienne, profonde. La voix lui conseillait de ne plus avancer, il ne verrait de toute façon rien de l’invisible, sauf les masques menteurs des discours plâtrés, tenus en laisse par des comparses.
Elle se tait. Ydit s’allonge. Elle dit :
« C’est que je suis une sorcière blanche. Ce que je sais faire le mieux…J’ai embrassé l’aube d’été, moi aussi. Elle souffle fort. Ecoutez ce que je fais très bien pour les gens d’ici, c’est cela qu’attendent les parents, c’est m’asseoir auprès de ceux qui vont mourir et me saluent. Comme vous, ils sont allongés, ils sont en cours d’achèvement, pieds nus, leur paletot lui aussi devient idéal, ils vont nous quitter. »
« Ceux qui planent encore entre deux vies, comme les oiseaux, qu’ils hésitent à devenir, enfants et malades perdus par le temps de vivre, alors je m’asseois.
Auprès d’eux je m’assois. »
« Je les écoute, je couds mes plumes d’effraie à la peau de leurs trophées, j’écoute lentement comme ils respirent, au milieu des machines sauvages qui les enchainent à la vie de l’hôpital, à l’illusion que tout corps est durable,
et je suis là, griffes paisibles posées à la tête du lit, regard blanc ouvert, seule dressée dans la vacuité de la nuit des hommes,
je reste là, personne dans la ville sauf les oiseaux, et moi, mon plumage couvre le mourant et son coma de sa fausse présence, je veille sur les hésitations informelles de la forme interrogeant sa propre destinée, pas besoin de les toucher, pas besoin de bouger ni planer, je ne leur parle pas, ou presque jamais,
je suis un oiseau qui sait parler mais veut se taire, je leur adresse la parole, ainsi pour vous ce soir, si je perçois que la ligne de crête d’un coma va les pousser dans l’obscur de l’autre monde, mais je suis une sorcière blanche, une sorcière des lumières,
moi,
je les retiens alors avec des paroles d’oiseau, des paroles d’effraie, afin qu’ils ne quittent pas le bord de la vie blanche pourquoi
je veille, longue veille, pourquoi cette veille,
et je les accompagne, peu à peu, dans leur douleur de vivre et leur inquiétude du passage, dans l’instant que pose la durée de la nuit,
dans la faille,
entre être et partir, et les voici peu à peu qui retournent leur regard moribond vers les pâleurs tièdes et mousseuses de la vie…
Le jour se lève, il est temps de vivre. Les mains de la vie respirent comme des passereaux sans poids que le vent abat sur les champs à la place des glaneuses, mais ils ne perdent jamais le sens du vol.
Chaque désir à son tour regagne la cage ouverte, et je me dépouille
de mon néant.
Alors, au matin sonné, je quitte leur nuit, je quitte la chambre d’hôpital. Dans quelques minutes l’infirmière de garde arrivera,
elle dira la stupéfaction de la rémission, elle appellera l’interne mal réveillé : l’improbable bascule qu’improvisent les vivants qui ont été poussés à vibrer encore un peu selon les flux du sang, et s’arriment une fois de plus aux berges de la lumière. »
Longtemps, le silence occupe l’espace. On sent la veille des vaches, autour, et leur immense sérénité.
Des lueurs apparaissent vers l’horizon
» Toujours je suis là, si les parents ou ceux qui aiment ont fait appel à moi comme ils savent ici, sans crainte et sans douter du réel secret de ma voix, alors, ceux qui naviguaient leur nuit dans l’incertain du coma se laissent conduire par moi du côté de la vie.
Je suis une sorcière blanche, c’est l’aube, ils vivent, je pars, je me cache, on ne me voit pas dans l’étonnement de la chambre, je pousse mon corps de plumes et de paroles à s’embarquer en silence dans le corps des plantes, dans la silhouette vague d’une promeneuse, et je disparais, à nouveau. »
Ydit raconte qu’il s’éveille sans lourdeur et sans faute. Il fait froid, il avait trop bu de cette vieille goutte, il a dû dormir, il a rêvé sans doute. Des livres anciens seront venus se réciter eux-mêmes dans l’éperdu de la mémoire où l’explosion des ombres veille en sourdine.
Les plis du réel coupent le paysage de ses souvenirs, comme les plis de la chair façonnent les parcours émouvants sur le corps – surtout les vieux corps- dont les visages creusés disent les cheminements intimes, leurs désirs, nos repentirs.
Dans le bosquet ouvert à la mémoire, la sorcière sait-elle où se trouve la clé du blanc et du noir?
Voltaire le sait, il sait tout : « Plus un mot est léger, plus il est clair, et ce qui est grave est clair ». IL demande à Ydit s’il se souvient de tous les livres ?
Ydit répond qu’il a oublié ce qu’il a lu, ce qu’il a bu aussi, mais qu’il se souvient de tout ce qu’il a rêvé, ce qu’il a défait.
Germaine dit que « sa mère étant à l’hôpital, elle avait aussi invité une sorcière blanche, connue sur les quais. Rien de plus, rien de moins. Mais les trains savent partir à l’heure de l’attente, même quand les rails n’ont pas été passés à la paille de fer du langage. »
Vassiliki hésite, elle se passerait bien de parler ; mais comment échapper à l’indissociable du trio : « Le récit de la sorcière ce n’est qu’invention de la mémoire fatiguée, dit-elle.Puis ajoute qu‘elle a connu des lieux où l’on enrichit à la main la mémoire des coupables. »
Quant à lui, Ydit se souvient de son AUBE : « Au réveil, il était midi ».