NERO : on se regarde, sur la terrasse du Gourmet Burger, qui occupe la moitié d’une rue qu’on ne peut nommée chaussée.
Il se retient de parler, sensible à ma lassitude que renforce l’âpre vin trop blanc. Je rêve d’un bon « Classico » acheté chez Daniele à Rada di Prada, lors d’un peu d’hiver en vacances avec Édith et les filles. Je lui demande si, dans les lacis et les palais de Ferrare, sur les chemins au-dessus de « La Mura » ou dans les ruelles obscures, tous les passants ne sont pas que les personnages issus d’un récit même de NERO ? Il répond que, oui, naturellement, ajoute qu’il « pourrait citer TLON UQBAR ORBIS TERTIUS de ce bon Borgès, ou Michaux baladant son Plume parmi les Gouffres, mais les deux dont définitivement désuets, ennuyeux de fausse brillance ou de fastidieux abysses, leur méticuleuse errance dans la peau du langage- surface et trucage- n’a pas résisté au retour de la chair pleine du récit, au muscle bandé dedans et doré dehors du narratif estampillé XXIème siècle ».
Un silence démasque sans réserve ma stupéfaction de lecteur ancien.
« Tu regardes les formes vives derrière les façades ? Il n’y a jamais rien au-delà d’une façade, et tu vas ainsi jusqu’à Jérusalem, Samarkand, les sources du Nil « .
Soucieux de remonter la mauvaise pente où je nous sens ( surtout lui) glisser, j’interroge NERO sur mon idée de louer ici un pied-à-terre (expression qui l’amuse car elle le démonte) dans un immeuble Renaissance revu architecture fasciste, pour vivre de temps en temps mêlé aux passeurs de l’Histoire, encore. Tiens, je pourrais apprendre le dialecte ferrarais, désirer m’inscrire à la Cie des guides ? Trouver une loge où passer le remps ? Des amis, une amante ?
NERO : « Louer à Ferrare ? » Il aimerait disposer du mot « billevesées » en Italien mais s’en passe : « Sauf si tu as des potes, sauf si tu me caches un plan béton, sauf si tu as déjà une liaison avec Silvia, ce qui ne te décevrait pas et que je te déconseille, cependant…Mais sinon la ville est un cimetière vide ouvert en plein ciel, ici, rien que des ombres déportées sur les murs par les phares de voitures en partance, des plaques imparfaites de Juifs pourtant parfaitement assassinés, mais que personne ne sait regarder, non, les Ferrarais sont des fantômes désastreux peinant à témoigner du désastre« .
Il se répète, dommage.
Je lui demande à nouveau s’il va rentrer, voir sa petite fille, tu te rends compte une petite fille à quarante ans ?
NERO : « On rentre toujours, et finies les soirées avec les copains ou les récits des voyageurs tel que toi, finies les agapes avec les frères d’Italie, tu sais je te parlais d’Italo Balbo, le fasciste en chef de la région, eh bien il habitait là, cette maison-là, même s’il prétendait que son adresse était le hameau Quartesana. Non c’était ici, la vraie vie, avec sa maîtresse, une authentique fille du ghetto. Evidemment il ne s’en vantait pas, tu parles, une Juive, et ça a foutu le bazar avec les lois raciales, en 38, t’imagines. Bénito l’a personnellement appelé pour l’engueuler, un matin de février 39, ça n’a servi à rien. Au départ, quand il avait été initié à la loge « Giovani Borio » de la Grande Loge d’Italie, une loge de rite écossais, il était employé de banque, un petit employé dans une petite loge. Mais il s’est fait repérer dès les premières expéditions « punitives » des chemises noires, le voici devenu très proche de Bénito, en même temps qu’il devenait « Orateur » , tu vois ce que c’est, dans une nouvelle loge plus combative, tu parles, elle s’appelait « Girolano Savonarole », t’as qu’à voir, c’est chaud (il rit, pensant au bûcher, sans doute). Je te dis tout ça parce que c’est un ultra dignitaire fasciste, vrai pilote de guerre en Libye, ayant été Maréchal des forces aériennes, ministre de l’aviation, tout ça, gloire et brouettes de lires…Mais il s’est opposé avec virulence, plus tard, longuement, avec pugnacité, aux lois raciales voulues par les nazis et promulguées par le régime avec l’accord sans réserve de son cher Bénito.
Quand j’ai découvert, ou plutôt retrouvé tout ça, qui était bien entendu enfoui dans les archives et les mémoires muettes, ça m’a surpris qu’il ait été brave , fasciste, franc-maçon, amoureux d’une juive de Ferrare ».
NERO étale des photos d’archives comme pour un jeu des sept familles ou un tarot de Marseille.
Je voudrais en savoir davantage sur la maison non pas de Balbo, mais de Bassini, parce que ce sont les murs qui écrivent les histoires. Je voudrais apprendre tout ce que NERO a pu surprendre dans ses recherches parallèles, archives secrètes, correspondances privées, journaux intimes, et qu’aucune Fondation ne permet d’approcher. A une de mes questions, trop précise, NERO dit que non, « il n’en sait rien, c’est un peu comme si on lui demandait quelle huile d’olive, de quelle région, la cuisine se servait sur les tagliatelle all’Arrabiata de la petite trattoria sur la gauche du palais Farnèse à Rome, j’ai perdu le nom, là où Bassani déjeunait après ses cours, parce qu’il évitait soigneusement les terrasses bondées du Campo de’Fiori, et dans la trattoria il reste encore une plaque de cuivre poussiéreux au-dessus de la banquette du fond. .. »
Je lui donne le nom de la Via dei Baullari, j’ai moi aussi oublié le nom du restaurant.
Soudain NERO s’est levé pour téléphoner. Il fait abruptement un large signe facile à déchiffrer, (oui, oui, je règle l’addition ), s’éloigne à grands pas maintenant pressés vers la rue Mazzini, le château d’Este, un forme de prompte dissolution dans la vacuité de cet espace.
Je me préparais à lui demander, repu, s’il accepterait d’essayer avec moi de visiter secrètement, demain et de préférence pendant la nuit, la maison de Giorgio Bassani, déserte en cette saison. La gardienne ne doit pas être là le soir, ou bien je sais comment ne pas se faire entendre, comment ouvrir sans sonner. J’aimerais jouer les Fantômas, les Lupin.
Je me lève un peu lourd de mensonges et de burger. La serveuse montre un œil inquiet (elle connaît son NERO), voit mon doigt désignant les billets dans la soucoupe, sourit. J’ai laissé un pourboire excessif, à la mesure du voyage, et de ces personnages imprévus, NERO, FERRARE, SILVIA. D’ailleurs, je ne sais pas compter l’argent.Je n’emporte même pas une tasse. Arrivant devant le portail de la rue Belfiori, 33B, je me dis qu’il faudrait envoyer ma note, il est temps, Les Juniors piaffent, et si leurs dents ne rayent pas le parquet (stupide expression), leurs sabots font des étincelles d’impatience sur les pavés parisiens (piètre métaphore).
J’écris, sur la tablette :
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Note, rubrique « Monuments » . » Chiesa di San Giorgio , Piazzale San Giorgio, ouverte sur rendez-vous, tel +39 05337325 Donation à la sortie. Tenue stricte. Propos de même. «
« Du vaste monastère médiéval puis Renaissance, comme il y en avait plus de tente à FERRARE au début du XVIème siècle, l’église ne conserve que son cloître, parmi les plus élégants par ses proportions et sa lumière. Si vous avez de la chance, et tout compris aux renvois successifs du téléphone pour les renseignements ( félicitations ! ), vous pourrez aussi admirer, entre autres, le monument sépulcral de Lorenzo Rovarella, dessiné puis construit par Antonio Roselino et Ambrogio de Milano, deux artistes concurrents qui devaient à l’évêque un pardon extrêmement bienveillant de leurs fautes, assez graves pour mériter la prison, mais sur lesquelles toute archive est perdue.
Tous deux acceptèrent, en échange, la commande, et de ne même pas se faire payer, sous réserve d’oeuver en duo inséparable, ce qui constituait la pire punition. Un pape un peu pervers. Rovarella fut ensuite évêque à l’époque où cette église devint la cathédrale du diocèse, jusqu’au XIIème siècle.
Les moines de la congrégation de monte Olivo, les seuls à porter un sousplis couleur olive réhaussé de pourpre, ont été gestionnaires de l’édifice, ensuite, à partir de 1351. le remarquable campanile date de 1485 et ne se visite pas. On y observe la marque austère, bien reconnaissable grâce à ses violentes asymétries, de Biagio Rosseti, également connu pour sa ferveur et ses fioritures, en pleine Renaissance, un cas rare, et dans cette ville, avouons le, plutôt réjouissant.
A côté de l’entrée, le tombeau de l’un des peintres les plus célèbres de la fameuse » Ecole ferraraise » – école au sens véridique de lieu d’apprentissage : Cosmè Tura, étonne par un audacieux mélange de signes dénotant noblesse ( pied posés sur deux chiens de meute) ou sainteté (mains jointes sur un chapelet), le tout compliqué d’un vêtement digne d’un pur saltimbanque : culotte bouffante, bonnet rond des manants (ou des initiés,) étrangement disposé sr la partie haute de la poitrine, à droite. On en sait encore moins sur Cosmè TURA que sur Le Caravage, et votre imagination débridée par un spritz frais va donc pouvoir inventer le récit de ce curieux assemblage : allusions ( ou invitation?) au désordre. Mais n’avez vous pas découvert à quel point à Ferrare tout est désordre masqué de brouillard ?
Prenant un peu de recul, mais la piazzeta reste étroite depuis le moyen Age et permet peu de perspectives, on peut admirer, sur la façade en brique parfaitement conservée, un grand bas-relief en pierre blanche devenue grise. On aura deviné qu’il s’agit d’un saint Georges terrassant le dragon… »
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C’est un peu trop long, comme toujours, mais la commission des gros ne trouvera pas de pépite à extraire, et Les Juniors, s’ils sont en forme pour déformer les formes, useront de leurs habituels ciseaux à style. Et je songe aux Anciens de l’Agence, mes complices en voyages mentaux.
Le téléphone s’active, si tard ? D’habitude, je diffère au lendemain, sauf pour la sonnerie pointue signalant Edith, les filles, les rares amis fragiles dont chaque état m’importe. Cette fois, plus envie de dormir malgré la réparation du réel que manigance souvent l’écriture. J’ouvre le texto de NERO : » Scusi, ma femme appelait, priorité à l’amour et la descendance, et je n’ai pas eu le temps de te demander si tu as enfin découvert la maison de Giorgio Bassini, ou le secret de son jardin? »
YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 73/99, Chapitre 23 – fin . Les deux sont définitivement désuets.. . A suivre, sauf si on fait une soirée anniversaire ?