YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 73/99, Chapitre 23 – fin. Les deux sont définitivement désuets.

NERO : on se regarde, sur la terrasse du Gourmet Burger, qui occupe la moitié d’une rue qu’on ne peut nommée chaussée.

Il se retient de parler, sensible à ma lassitude que renforce l’âpre vin trop blanc. Je rêve d’un bon « Classico » acheté chez Daniele à Rada di Prada, lors d’un peu d’hiver en vacances avec Édith et les filles. Je lui demande si, dans les lacis et les palais de Ferrare, sur les chemins au-dessus de « La Mura » ou dans les ruelles obscures, tous les passants ne sont pas que les personnages issus d’un récit même de NERO ? Il répond que, oui, naturellement, ajoute qu’il « pourrait citer TLON UQBAR ORBIS TERTIUS de ce bon Borgès, ou Michaux baladant son Plume parmi les Gouffres, mais les deux dont définitivement désuets, ennuyeux de fausse brillance ou de fastidieux abysses, leur méticuleuse errance dans la peau du langage- surface et trucage- n’a pas résisté au retour de la chair pleine du récit, au muscle bandé dedans et doré dehors du narratif estampillé XXIème siècle ».

Un silence démasque sans réserve ma stupéfaction de lecteur ancien.

« Tu regardes les formes vives derrière les façades ? Il n’y a jamais rien au-delà d’une façade, et tu vas ainsi jusqu’à Jérusalem, Samarkand, les sources du Nil « .
Soucieux de remonter la mauvaise pente où je nous sens ( surtout lui) glisser, j’interroge NERO sur mon idée de louer ici un pied-à-terre (expression qui l’amuse car elle le démonte) dans un immeuble Renaissance revu architecture fasciste, pour vivre de temps en temps mêlé aux passeurs de l’Histoire, encore. Tiens, je pourrais apprendre le dialecte ferrarais, désirer m’inscrire à la Cie des guides ? Trouver une loge où passer le remps ? Des amis, une amante ?
NERO : « Louer à Ferrare ? » Il aimerait disposer du mot «  billevesées » en Italien mais s’en passe : « Sauf si tu as des potes, sauf si tu me caches un plan béton, sauf si tu as déjà une liaison avec Silvia, ce qui ne te décevrait pas et que je te déconseille, cependant…Mais sinon la ville est un cimetière vide ouvert en plein ciel, ici, rien que des ombres déportées sur les murs par les phares de voitures en partance, des plaques imparfaites de Juifs pourtant parfaitement assassinés, mais que personne ne sait regarder, non, les Ferrarais sont des fantômes désastreux peinant à témoigner du désastre« .

Il se répète, dommage.
Je lui demande à nouveau s’il va rentrer, voir sa petite fille, tu te rends compte une petite fille à quarante ans ?

NERO : « On rentre toujours, et finies les soirées avec les copains ou les récits des voyageurs tel que toi, finies les agapes avec les frères d’Italie, tu sais je te parlais d’Italo Balbo, le fasciste en chef de la région, eh bien il habitait là, cette maison-là, même s’il prétendait que son adresse était le hameau Quartesana. Non c’était ici, la vraie vie, avec sa maîtresse, une authentique fille du ghetto. Evidemment il ne s’en vantait pas, tu parles, une Juive, et ça a foutu le bazar avec les lois raciales, en 38, t’imagines. Bénito l’a personnellement appelé pour l’engueuler, un matin de février 39, ça n’a servi à rien. Au départ, quand il avait été initié à la loge « Giovani Borio » de la Grande Loge d’Italie, une loge de rite écossais, il était employé de banque, un petit employé dans une petite loge. Mais il s’est fait repérer dès les premières expéditions « punitives »  des chemises noires, le voici devenu très proche de Bénito, en même temps qu’il devenait «  Orateur » , tu vois ce que c’est, dans une nouvelle loge plus combative, tu parles, elle s’appelait «  Girolano Savonarole », t’as qu’à voir, c’est chaud (il rit, pensant au bûcher, sans doute). Je te dis tout ça parce que c’est un ultra dignitaire fasciste, vrai pilote de guerre en Libye, ayant été Maréchal des forces aériennes, ministre de l’aviation, tout ça, gloire et brouettes de lires…Mais il s’est opposé avec virulence, plus tard, longuement, avec pugnacité, aux lois raciales voulues par les nazis et promulguées par le régime avec l’accord sans réserve de son cher Bénito.

Quand j’ai découvert, ou plutôt retrouvé tout ça, qui était bien entendu enfoui dans les archives et les mémoires muettes, ça m’a surpris qu’il ait été brave , fasciste, franc-maçon, amoureux d’une juive de Ferrare ».

NERO étale des photos d’archives comme pour un jeu des sept familles ou un tarot de Marseille.

Je voudrais en savoir davantage sur la maison non pas de Balbo, mais de Bassini, parce que ce sont les murs qui écrivent les histoires. Je voudrais apprendre tout ce que NERO a pu surprendre dans ses recherches parallèles, archives secrètes, correspondances privées, journaux intimes, et qu’aucune Fondation ne permet d’approcher. A une de mes questions, trop précise, NERO dit que non, « il n’en sait rien, c’est un peu comme si on lui demandait quelle huile d’olive, de quelle région, la cuisine se servait sur les tagliatelle all’Arrabiata de la petite trattoria sur la gauche du palais Farnèse à Rome, j’ai perdu le nom, là où Bassani déjeunait après ses cours, parce qu’il évitait soigneusement les terrasses bondées du Campo de’Fiori, et dans la trattoria il reste encore une plaque de cuivre poussiéreux au-dessus de la banquette du fond. .. »

Je lui donne le nom de la Via dei Baullari, j’ai moi aussi oublié le nom du restaurant.

Soudain NERO s’est levé pour téléphoner. Il fait abruptement un large signe facile à déchiffrer, (oui, oui, je règle l’addition ), s’éloigne à grands pas maintenant pressés vers la rue Mazzini, le château d’Este, un forme de prompte dissolution dans la vacuité de cet espace.
Je me préparais à lui demander, repu, s’il accepterait d’essayer avec moi de visiter secrètement, demain et de préférence pendant la nuit, la maison de Giorgio Bassani, déserte en cette saison. La gardienne ne doit pas être là le soir, ou bien je sais comment ne pas se faire entendre, comment ouvrir sans sonner. J’aimerais jouer les Fantômas, les Lupin.
Je me lève un peu lourd de mensonges et de burger. La serveuse montre un œil inquiet (elle connaît son NERO), voit mon doigt désignant les billets dans la soucoupe, sourit. J’ai laissé un pourboire excessif, à la mesure du voyage, et de ces personnages imprévus, NERO, FERRARE, SILVIA. D’ailleurs, je ne sais pas compter l’argent.Je n’emporte même pas une tasse. Arrivant devant le portail de la rue Belfiori, 33B, je me dis qu’il faudrait envoyer ma note, il est temps, Les Juniors piaffent, et si leurs dents ne rayent pas le parquet (stupide expression), leurs sabots font des étincelles d’impatience sur les pavés parisiens (piètre métaphore).

J’écris, sur la tablette :

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Note, rubrique «  Monuments » .  » Chiesa di San Giorgio , Piazzale San Giorgio, ouverte sur rendez-vous, tel +39 05337325 Donation à la sortie. Tenue stricte. Propos de même. « 

« Du vaste monastère médiéval puis Renaissance, comme il y en avait plus de tente à FERRARE au début du XVIème siècle, l’église ne conserve que son cloître, parmi les plus élégants par ses proportions et sa lumière. Si vous avez de la chance, et tout compris aux renvois successifs du téléphone pour les renseignements ( félicitations ! ), vous pourrez aussi admirer, entre autres, le monument sépulcral de Lorenzo Rovarella, dessiné puis construit par Antonio Roselino et Ambrogio de Milano, deux artistes concurrents qui devaient à l’évêque un pardon extrêmement bienveillant de leurs fautes, assez graves pour mériter la prison, mais sur lesquelles toute archive est perdue.

Tous deux acceptèrent, en échange, la commande, et de ne même pas se faire payer, sous réserve d’oeuver en duo inséparable, ce qui constituait la pire punition. Un pape un peu pervers. Rovarella fut ensuite évêque à l’époque où cette église devint la cathédrale du diocèse, jusqu’au XIIème siècle.

Les moines de la congrégation de monte Olivo, les seuls à porter un sousplis couleur olive réhaussé de pourpre, ont été gestionnaires de l’édifice, ensuite, à partir de 1351. le remarquable campanile date de 1485 et ne se visite pas. On y observe la marque austère, bien reconnaissable grâce à ses violentes asymétries, de Biagio Rosseti, également connu pour sa ferveur et ses fioritures, en pleine Renaissance, un cas rare, et dans cette ville, avouons le, plutôt réjouissant.

A côté de l’entrée, le tombeau de l’un des peintres les plus célèbres de la fameuse  » Ecole ferraraise » – école au sens véridique de lieu d’apprentissage : Cosmè Tura, étonne par un audacieux mélange de signes dénotant noblesse ( pied posés sur deux chiens de meute) ou sainteté (mains jointes sur un chapelet), le tout compliqué d’un vêtement digne d’un pur saltimbanque : culotte bouffante, bonnet rond des manants (ou des initiés,) étrangement disposé sr la partie haute de la poitrine, à droite. On en sait encore moins sur Cosmè TURA que sur Le Caravage, et votre imagination débridée par un spritz frais va donc pouvoir inventer le récit de ce curieux assemblage : allusions ( ou invitation?) au désordre. Mais n’avez vous pas découvert à quel point à Ferrare tout est désordre masqué de brouillard ?

Prenant un peu de recul, mais la piazzeta reste étroite depuis le moyen Age et permet peu de perspectives, on peut admirer, sur la façade en brique parfaitement conservée, un grand bas-relief en pierre blanche devenue grise. On aura deviné qu’il s’agit d’un saint Georges terrassant le dragon… »

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     C’est un peu trop long, comme toujours, mais la commission des gros ne trouvera pas de pépite à extraire, et Les Juniors, s’ils sont en forme pour déformer les formes, useront de leurs habituels ciseaux à style. Et je songe aux Anciens de l’Agence, mes complices  en voyages mentaux.  

     Le téléphone s’active, si tard ? D’habitude, je diffère au lendemain, sauf pour la sonnerie pointue signalant Edith, les filles, les rares amis fragiles dont chaque état m’importe. Cette fois, plus envie de dormir malgré la réparation du réel que manigance souvent l’écriture. J’ouvre le texto de NERO :  » Scusi, ma femme appelait, priorité à l’amour et la descendance, et je n’ai pas eu le temps de te demander si tu as enfin découvert la maison de Giorgio Bassini, ou le secret de son jardin? »


 

YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 73/99, Chapitre 23 – fin . Les deux sont définitivement désuets.. . A suivre, sauf si on fait une soirée anniversaire ?

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 72/99, Chapitre 23 – début . Rien que des fantômes gais et baladeurs.

« – On se tape un veggie burger au Gourmet tu connais  » ? En route donc vers de nouveau le cœur de l’ancien ghetto, rue Saraceno. Saraceno, j’aime désormais le contour de ce nom, comme Ferrara, ou Beifiori. GHETTO, nom inventé pour ce quartier de Venise dans le nord de Venise, mais que Ferrare habita si bien.
Si vous êtes en train de bavarder avec NERO face au château où s’achève sa visite, je vous donne le parcours, c’est compris dans mon tarif de rédacteur pour Agence : on passe par la Piazza catedrale ( deux Z à PiaZZa et pas de H à catedrale, chacun ses turpitudes sournoises pour écolier), hop à gauche la Piazza di Trieste, le long du Duomo (arcades, vieux le jour, touristes le soir), aussitôt la via Mazzini, on croise les ruelles les plus célèbres du « ghetto »-mon-bonheur compliqué : Vignatagliata, Vittoria, la fin biscornue de Giuoco del Pallone, et voici l’enfilade de la rue Saraceno, déjà. Est-ce vraiment un parcours? Un labyrinthe? Peu importe, le narrateur ment et dément à volonté, NERO brûle la ville du récit construite par les bâtisseurs d’Histoire.

On dépasse, la Piazza S Antoni Abate. On a vu en route que l’invention du monde nouveau a été prononce par un polonais venu enseigner ici, déjà les routes improbables mais palpables du Savoir.
Aussitôt, voici le « Burger Corner« , vieil ami du regard et du palais. Sur lui mes notes sont au point. J’écris toujours en premier les notices sur les tables, c’est le plus facile.

Une fois, j’ai proposé au Doyen, éternellement à la recherche de « thèmes » – repos à ses restes digérés- une série de notices sur les bancs publics et les places à l’ombre. Franchement, dis-je à NERO, je pensais qu’un voyageur surtout sans bagages a besoin des deux, pour toutes les raisons y compris peu avouables. Le Doyen, malicieux, a cru que je me fichais de lui, amicalement, comme toujours, et m’a confié une série de notuscles sur les bunkers de la côte normande, punition. Sauf que il y en avait un vers Les Roches Noires à Trouville, et que je pus ainsi voir Margot partir chercher des goulots, des boulots, des radeaux, des bouleaux, des Yann, des bulots mayonnaise, des Andréa.
La serveuse apparaît tandis que je solibreloque. Bien sûr, Nero la connaît, l’embrasse calineusement-, et je vois la main tatouée qui parcourt sans insister, de la nuque au sommet des fesses, et s’arrête à temps, toujours avec cet homme s’arrêtait à temps. Il n’oserait plus tant aujourd’hui. C’est bien. Elle propse le vin blanc très sec et très frais de la maison, un peu raide, un peu vert, aussi mélangé que les propos du guide. NERO, lui, préfère les bières et les brunes, les artisanales dans tous les cas (la serveuse connaît la plaisanterie et sourit, mais je ne comprends pas ).
« – Ta femme n’attend pas, avec la petite ? » A la question NERO ne répond que d’un geste vague. La serveuse coupe habilement le flux des promeneurs pour rejoindre la salle dite « d’hiver », en face, c’est un peu long et ondoyant, elle porte le plateau sur le bout de son bras levé, ça tire les hanches, NERO ne perd rien du spectacle. Il va, d’un regard entre hommes, demander que je partage, mais se reprend, ça se voit que je ne suis pas un garçon à commenter les dos des femmes, encore moins quand elles ont le dos tourné, et surtout pas en short, chacune ou chacun la sait, en lisant ici. Au bout de la rue, venant de Mazzini, on aperçoit encore Silvia. Elle est à son habitude, impériale et vigilante au milieu de sa robe cette fois jaune paille qui dresse son buste en proposition de danseuse. Des lunettes noires fractalent ses yeux. Silvia bicolore ainsi que ferrare. J’ai envie de la convier, malgré NERO, qu’elle doit bien connaître (je m’interroge sur leur degré de complicité?), si elle approche de notre table, encore masquée par d’autres plus proches d’elle. Mais la fatigue et les kilomètres du jour m’empêchent de courir à sa rencontre et elle tourne à droite, dans la très petite via Cammello, sans doute pour couper par San Gregoria? Les apparitions de cette femme, et ses rapides changements de costume, me laissent une fois encore perplexe. Cela non plus je ne le comprends pas. Souvent, à Ferrare, je ne comprends pas. Un souvenir à voix de rocaille, voix de fumeuse sensuelle, dirait : « Tu n’as rien compris à La Ferrara » …Silvia, dans le chœur de la ville ancienne, à quels desseins les dessins de ses parcours coïncident-ils? De quelles courses, à quelle heure ? Quels jeux pour quelles scènes ?
NERO commande tout sauf un veggi-burger, « Ce serait comme de boire de la bière ou du vin sans alcool, dit-il en peaufinant sa barbe, comme si le vin ou la bière étaient autre chose que le déguisement de l’alcool sous ses robes diverses, et du whisky sans alcool tu imagines, qu’est ce qui te brûlerait la gorge, tu aimes le whisky, toi ? De toute façon, ici, c’est bien, tu sais ? » Oui, je sais. Le whisky du soir, je le préfère un peu tourbé , un peu turpide, propice au dévalement des brouillards.
Tout le récit de NERO est à la fois pur et faux, ce qui ( selon Alcibiade) peut aller ensemble, comme un éphèbe et son esclave conteur d’histoires.

NERO, dont la subtilité est immense, devine ma question : « Au fond, dit-il, la mémoire est une permanente ré-invention d’une réalité qui n’a pas fait ses preuves jusqu’à ce qu’on la repeigne en souvenir-fixe, mais rassure toi, j’aime pas Charlus ou Saint-Loup, NERO ne va pas se mettre à faire son petit péteux de Proust ». A sa façon désinvolte et authentique (« la gravité est le masque préféré des pédants », dit-il aussi, en se prenant pour un autre duc qui se serait vu retirer le tabouret par Saint Simon à l’instant de s’asseoir), entre deux apparitions de Silvia trop déguisée en Nadja pour touristes ( est-ce un métier de faire sa Nadja?), NERO affirme tranquillement que « l’irréel du devenir fonde le pathétique du présent », compris, le Français ? Compris, et toc, il boit sa bière d’un trait, sans souffler. On dirait Laure Adler décrivant la fin des Vieilles dans « La voyageuse de nuit ».Quant à moi, l’effet de l’alcool ( je supporte mal), les errances, les passages au cru et aux culs des vélos du soleil me détournent de jouer la partition de la controverse d’amis, ce soir. Comme rarement, le sommeil me tire vers un lit vide. Bonne idée. Zero cachet de Théralène cette nuit. Dormir, sans rien ni personne, se peut-il ? On peut toujours rêver…


NERO : « -Tu dis plus rien ? »
Mais, lui non plus. On boit un autre dernier verre, bref creux de silence, de ceux qui suffisent à des amis de longue date. NERO est depuis tout à l’heure un ami de longue date, comme Ferrare est mon quartier d’enfance, comme Silvia est une marraine.
Passent des touristes enmusicanés, des mages hindous mal maquillés, puis de vrais Ferrarais? C’est l’heure cardinale où tout le monde se montre dans les rues, des aïeules à vélo tenant leurs jupes, des quadragénaires en chemisette téléphonant depuis le guidon, le groupe de quatre ou cinq jeunes filles dont trois sont privées d’intime surprise par l’étroitesse du short, c’est la donnée de base, mes notes abondent sur le sujet, mais c’est une part majeure de la ville.

« Tu les regardes » observe NERO, « on dirait que le Municipio les engage pour passer la journée à sillonner les rues à vélo et en short, c‘est très très bon pour le commerce, tous les genres de commerce », ajoute-t-il avec un clin d’œil. « On a toujours tout mélangé. »
Je ne réponds pas, je prends des photos sur mon petit carnet, l’Agence n’attend pas que je fournisse des adresses pour ceux qui partent en quête de «tous les genres de commerce », les Juniors – davantage encore que mes collègues Cécile, Mark, Sergi- veillent à une haute tenue de nos textes, rien qui choque dans les « notices ». « Tu fais ton Pérec, ton épuisé tenté par un lieu ferrarais? ». Il ajoute, déjà croquant dans la viande : « Moi, c’est pas shorts et Proust, c’est définitivement mini-jupes et Stendhal, chacun son miroir, chacun son chemin, maintenant que le miroir est revenu des labyrinthes narratifs type années soixante-dix, et que la route du récit passe par la sinuosité du nombril , tu te rends compte, le Français?« 
Notre parcours un peu échevelé – visite des Mystères -a rebondi de fantasmes en fantômes. Tout cela ne produit que des échos ou des mots un peu vides, paroles gelées de la dive bouteille, et c’est bien.

La ville ( la vie, dit NERO, la ville tout pareil, illusions de ruelles) est peuplée de vieux bonhommes tout vides qui marchent encore parce que les récits les tiennent debout et les emplissent de ce futur parfait, qui est le rêve des Anciens depuis l’origine du monde : recommencer le récit, mais en mieux, cette fois. Inventer un autre centre. Copernic.
Hier, dans la cour du Palazzina Marfisa d’Este, musée déporté un peu à l’écart des circuits touristique normés ( je devais être le seul visiteur de la journée…), ce tout petit palais bloqué entre sa Loge Renaissance (ici tout est loge, rirait Nero ) et le jardin aux lauriers mal taillés, comme si l’extérieur l’emportait sur l’intérieur, j’ai revu la statuette de ce garçonnet, au centre de la fontaine marquant le cœur du jardin. J’apprends par NERO que c’est un faux. L’original, que l’eau de la fontaine altérait (plaisir du vocabulaire !), a été déplacé vers l’intérieur du musée où une vitrine le protège des balles ou de regards intensifs, deux risques zéro, du reste, à Ferrare, ici, mais le métier d’un musée est de protéger au mieux du risque de la vie. Ferrare : le faux dehors, le vrai dedans, des maquillages pour détourner le curieux, voilà pourquoi on est amoureux. Pour un peu, on croirait l’une de ces discussions sur les bâtis sans extérieur (ou l’inverse) dans le superbe « La découverte du ciel » de Harry MULISCH, qui pèse dans ma valise, et raconte la recherche des secrets. Néro boit, Ferrare triche, ça n’empêche pas la littérature.

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Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 71/99, Chapitre 23 – début . Rien que des fantômes gais et baladeurs. A suivre , et finir, en mars encore.


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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 71/99, Chapitre 22 – FIN. Nous sommes bien issus de plusieurs temps, nous sommes une société surexposée.

Si le baragouin de NERO – le – guide est authentique, je reconnais que la sombre malignité ducale, les maisons jumelles à cheval sur les deux « quartiers » a dû permettre une curieuse intégration par le ventre.

Ailleurs, Néro désigne la puissante serrure de métal à forme de compas. Plus récemment, dit-il, sortant sa demi-cigarette, « en plus de la Kabbale, Ferrare a connu les Fils de la Veuve, les Frères invisibles et presqu’aussi puissants. Ils ont repris les chemins et les rites, pour leur propre usage clandestin, et si la chapelle san Grégorio héberge encore son cinéma porno, c’est qu’elle n’appartient plus à la Wagner und Goethe Bank, mais à une Grande Loge de Ferrare, la même qui a initié le fameux Italo Baldo, le funeste fasciste devenu patron de la région, un poteau très proche du Bénito. C’est un réseau de protection, de fuite, des souterrains très discrets, mélodie en sous-sol, en cas de coup dur ». De tous temps, les souterrains, ça éclaire la route.

On galope dans les histoires, on surfe dans l’océan vague des symboles, dans l’approximation jolie de l’à peine dit, et je me crois devenu à mon tour personnage de roman. Pour un garçon modeste comme moi, c’est un peu gênant, au début, et finalement on s’habitue, pourvu qu’on reste secondaire, et qu’on s’amuse à la pose.

Au détour de la via del Turco, lorsque nous bifurquons vers les places du centre, j’ai l’impression d’apercevoir Silvia, très droite dans sa silhouette, discrètement élégante, ensemble T shirt rouille, pantalon brique, et bandeau émeraude pâle. L’assez mystérieuse Silvia. Toujours le monocolore camaïeu, si peu touriste, si professionnel, mais professionnelle de quoi ? Et – ouf !- jamais en short. Même sur la terrasse du jardin rose.


NERO s’assied sur une marche précédant le cloître. Il sort une page. Il lit, s’amuse : 

« Témoin de l’ébranlement que les juifs avaient causé à tout l’Orient, voulut les arracher à leur culte pour les soustraire à ces éternelles espérances d’un vengeur promis à leur race par Jéhovah. Il effaça le nom de la cité de David, qui devint Aelia Capitolina. Il y dressa des autels à tous les dieux, et défendit aux Juifs de pratiquer leur baptême sanglant. Il s’agissait donc pour ceux-ci de perdre leur nationalité religieuse, comme ils avaient perdu leur nationalité politique. A la voix du docteur Akiba, ils tentèrent encore une fois le sort des armes. Ils prirent pour chef (135) Bar Kokabaou ‘Le Fils de l’Etoile’, qui se faisait passer pour le messie attendu. Les horreurs de la dernière guerre, vécue sous Vespasien, se renouvelèrent, et cinq-cent quatre-vingt mille Juifs périrent, toute la Judée fut dévastée, ce qui resta du peuple fut jeté en esclavage. L’approche de Jérusalem leur fut interdite : seulement une fois chaque année ils pouvaient venir chanter les lamentations de leurs prophètes sur les ruines de la cité sainte ».

NERO souffle, saisit l’une de ses déjà célèbres demi-cigarettes, m’observe. « Tu sais d’où ça vient ? D’un auteur français XIXème, connu pour son action en faveur de l’éducation des filles, je te dis le nom après ? Le titre « Histoire romaine, contenant les matières indiquées par les programmes officiels du 22 janvier ( il marque une pause, mais je devine le siècle)…22 janvier 1885, pour la classe de quatrième », nouvelle édition, 1886, Hachette et Cie, 476 pages, 8 cartes, et c’est Chap.XXIX, paragraphe 4. Chic, non ? T’as trouvé ?« 
Facile, Victor Duruy. On a sa dignité rangée dans les étagères de la culture. Même si à bientôt soixante-dix ans on commence à ne plus se souvenir très bien de quel rayon, à côté des livres de cuisine. NERO, archéologue peut-être pas, lecteur véritable, certainement.
Comme j’observe la demi-cigarette : « Je tente de réduire le tabac, maintenant que je viens d’avoir quarante ans et une petite fille, à quarante ans, on n’y croit pas, hein ? »
Plus tard, devant un autre porche, comme j’écoute tout en lui disant que son périple risque de perdre un peu de sens par excès de déchiffrements du secret sous chaque pierre, que c’est une surexposition, il approuve avec bruit : « Oui, oui, très justement dit, nous sommes une société surexposée, voilà pourquoi il n’y a plus rien dans la profondeur de l’image. On a beau racler au rasoir, plus rien sous la couenne du mensonge public ». Heureusement, il reste les obscurs artisans du temps, guides à l’ouvrage et romanciers en veille. » J’avoue : certaines des compositions lexicales du guide me laissent confronté à l’indéchiffrable.
« Et Hugues de Payn, ça te dit aussi ? « abrupte NERO. Nous sommes sur la très petite place s. Antonio Abate, où le festival de musique de rues, à l’heure du soir, ramène ses mauvais diseurs de bonne aventure, sa cour des miracles pour rire.
Ensuite, nous faisons un arrêt devant l’école où enseigna Giorgio Bassani ( et Matilde Bassani aussi, je le sais maintenant). Ici, deux dates : dont le 14 Sheval 5762 et une en 2002. Nous sommes bien issus de plusieurs temps. Renaissance et Résistance. Sauf que Les Lumières sont usées, avec toutes ces années pour nous rejoindre.
La fatigue de ce long jour, et le volubilité du guide supportée dans une langue rapide que je maîtrise mal, finissent par produire une sorte de brouillage sensoriel, une confusion des sens, presqu’une ivresse légère, comme un soir de bar ou de rencontre amoureuse. A chaque coin de rue, depuis plus de deux heures, le guide à transmuté toute pierre en message crypté, chaque détour en périple magique. La gargouille est un message des Alchimiste, amis des Juifs, les trois degrés de la chapelle, symétriques de l’autre côté de la porte close, conduiraient à une crypte, qui était sous l’ancien chœur, avant qu’on déplace les murs toute fin du quinzième siècle, compris ? Traces de Templiers ou leurs héritiers de Chevaliers de Malte. « Compris, si peu après l’accueil des Juifs expulsés?.. L’octogone, marque du Temple…Tu te rends compte, Le Français ? Au douzième, c’était alors une chapelle de la commanderie templière, ça se voit aux structures octogonales, ils ont déposé la dépouille du frère fondateur, Hugues de Payn, déjà leur espoir secret d’une symbiose entre Orient et Occident, le syncrétisme de base qui réunifierait enfin l’humanité autour de ses symboles d’origine, dans le divin dessein de sauver l’âme du monde. Le premier Chevalier d’Orient et d’Occident. Même pas repéré par la police d’époque. Plus fort que Fantômas, quand même ! »

Le silence règne sur les deux colonnes de la chapelle. Que je sache, Ferrare est loin des circuits de pèlerins que défendaient les fameux Templiers cités par NERO. Et la dépouille du fondateur, Hugues de Payn, qu’on dit mort en 1136 sauf erreur ( pour les dates inutiles de faits incertains, la mémoire vibrionne), de l’avis général des vrais historiens, c’est en terre sainte comme on disait, en terre sainte qu’on la trouve, qu’on l’a trouvée, qu’on la trouverait, s’il restait quoi que ce fût de l’occupation franque dans les royaumes d’Orient. Mais je ne dispute ni ne riposte, c’est un roman, le « Tour de Ferrare et ses mystères ». Roman à Ferrare.


Nous finissons devant San Domenico, une histoire de marque laissée par le diable selon «  les gens du temps », la chapelle daterait de 1111, » Tout un message, encore ! Tu sais bien que le calcul de 1111, ça donne, et la kabbale… » Sans même évoquer la gargouille qui pisse la matière première de l’Alchimiste, reconnu à son bonnet d’initié aux Mystères.
NERO voudrait comprendre ce que j’écris tout le temps sur mon carnet, pourquoi je prends tant des notes. Moi, j’aimerais soudain savoir, étourdi ou séduit, s’il a le temps d’un dîner rapide ? Il accepte, c’est bien que j’aie  » marché si vite avec lui, pas comme les quatre gros Américains d’hier, des gras de je ne sais même plus si leur état existe pour de vrai, en plus ils ne comprenaient rien, et toi tu en savais déjà un peu de mes. ?..il hésite…Ferrâneries…« 

Pendant qu’il repeigne sa barbe, je fais un tour rapide, la chapelle me semble un peu neuve pour son age. Aperçu rapidement sur un soubassement :

Il me rejoint. J’étais seul, certes, pour la visite conçue pour un mini-groupe, d’accord, d’accord, mais il refuse avec force et vigueur que j’augmente son tarif, soixante, c’est bien. « T’auras qu’à payer le dîner, je t’emmène au Gourmet Burger, tu connais ? »

Il ajoute, riant :« C’est pas loin de la maison et du jardin de Girogio Bassani »

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Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 71/99, Chapitre 22 – FIN. Nous sommes une société surexposée. Mais c’est pas tout ça, on va vers la fin…du récit.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 70/99, Chapitre 22 – début. Le silence règne sur les deux colonnes.

J’ai retenu le guide NERO depuis Paris. C’est via delle Scienze, le cœur du cœur médiéval et (donc, ou presque ) du ghetto. NERO, apparaissait à gauche, sur un bandeau vertical, en surimpression de ce duplex 33B Belfiori, dont j’ignorais qu’il deviendrait « mon »jardin, avant d’être clos par le virus,et donc disparu de mon horizon sentimental, car Silvia loue désormais à l’année..

Néro vendait : « Tour de Ferrare secrète, mystérieuse, magique…un guide expert qui conduit sur les chemins inattendus de la ville cachée, dans une véritable enquête contre l’oubli ». « PAPE ? ROI ? CHANCELIER ? Tout sur Chacun-mais en secret et en visitant ».Tout ce qu’il me faut.
De Néro , on voit d’abord, fiché dans la pochette en cuir pendue à l’épaule gauche, un discret triangle équilatéral rouge vif, dont il m’expliquera que « Non, pas du tout, rien à voir avec les frangibus maçonibus discrétibus, non, c’est le signe qu’imposaient les nazis dans les camps aux prisonniers politiques ». Presque quadragénaire, cultivé, archéologue patenté ( dit-il, mais comme souvent ici Néro dit davantage qu’il est), un peu fébrile et très drôle, il fait le guide comme on fait le père noël : pour arrondir la hotte, soixante euros le tout, pas la peine de mégoter. Et encore moins de trop y adhérer durablement, c’est du spectacle vivant, et j’aime ça, les histoires dans l’Histoire. Légendes, secrets de lieux et de villes : j’aime que la fiction y altère le réel, que l’imaginaire désaltère les déserts de la mémoire.

« 18h30, 60 euros, comme au casino, c’est OK ? »

Une phrase sur deux, Néro la conclut par « C’est OK ? »
Je suis un peu en retard : j’avais omis de lire assez la carte, encore, mais la carte de Ferrare s’observe comme on regarde une toile d’araignée presqu’achevée. Pour la topographie, le vieux Ferrare est la cité du presque. Ici jamais aucun vicolo ne rejoint vraiment un autre, c’est comme les canaux et les ponts à Venise, une pure illusion de précision, dans une confusion mentale et plastique un peu molles. Mais voilà ce qu’on vient aimer à Ferrare, la confusion des brumes du matin et des souvenirs de nuit, pour contrer le réel trop vif et arrogant de nos quotidiens.

A Venise le canal marque la limite, ici c’est La Mura. Heureuses cités pour piéton désorienté. Et toujours un cheval sellé pour pendre la fuite dans l’imaginaire ?
-« Vous perdez votre temps, tu perds ton temps », dit-il, déjà parti dans l’errance et la guidance, Il demande : « Tu attends quoi ? » Moi, dis-je, « ici je viens trouver les ombres de Fantômas posées sur les pierres rondes où passent des vélos, ça vous va ?  » NERO se marre. « Tope là, Fantômas, c’est mon rayon, ça roule, ma poule, une boule dans la houle c’est cool. »
En plus de parler beaucoup, NERO marche vite, la barbe taillée en pointe, la langue hâtive, précipitée même, ponctuée toutes les deux phrases d’un «  Understand ? ». Il parle Italien, traduit souvent le mot principal, church, compris ?
Avouons-le une fois pour toutes : si j’ai – aussi- aimé mon Néro dans le coffret nommé Ferrare, c’est qu’il se prend- visiblement, pour Hugo Pratt guidant jadis Jean-Paul Kauffmann dans les toutes menues impasses, vers les magies, dans les chapelles (ouvertes) et les secrets (fermés) de Venise dans les années 80 ( « Venise à double tour« , p 252 , Folio, ), superbe moment d’initiation du timide par l’exubérant, sur fond de mots et de lignes, de galops et de signes, de mystères et de dévoilements, de cachets contre la migraine ou l’insomnie. Vrai, faux ?

Les deux, vrai et faux, donc : Romanesque!

Je peine à suivre son Italien volubile. Néro s’en aperçoit, fait une pause, repart déjà. J’ai l’impression de courir le 10000 mètres ( ma distance préférée) dans un stade abandonné par des pleureuses asséchées ( je sens que les Juniors ne vont pas aimer).

Pour soixante euros, deux heures et demie de visite, un archéologue, même faux, c’est donné. Néro fait son poète, tendance Poésie Gallimard trouvé d’occase chez Gibert un jeudi de pluie. Néro dit « Si tu veux travailler dans le sérieux, tu dois te mettre les doigts dans la terre des racines, et sentir passer le, comment vous dites, les lombrics. Le guide est le lombric du  potager intérieur». Je ne suis pas certain de comprendre.
Il interrompt le soliloque, s’adosse à une très petite porte de chapelle, on croirait l’entrée d’une maison de pêcheur sur une île grecque : « Je te rassure, elle est déconsacrée, comme la plus grande partie des églises anciennes de Ferrare, toutes sont devenues la propriété de la Wagner und Goethe Bank, des Allemands, pas joli joli l’origine des fonds, je te raconterai la prochaine fois ».
« Elle
( geste de menton) c’était le première église de la ville, aujourd’hui c’est un ciné porno, le MIGNON, deux séances par jour, presque toujours vide, les sales salles porno c’est fini, qu’est-ce qu’on viendrait foutre ici, t’as YOUPORN et les sites de rencontre. En plus, on a réappris le respect, dit-on. Mais ça reste ouvert, aussi tu dois apprendre qu’on l’a bâtie sur les ruines du projet de la toute première synagogue de Ferrare, oui, à l’origine la synagogue devait remplacer la chapelle initiale, tu vois le truc, plan sur plan, chapelle, synagogue, chapelle, ciné…Puis le projet s’est arrêté faute d’argent, toujours pareil. Reste la vacuité vespérale et désespérée d’un porno en déshérence «  (j’ai enregistré, je traduis).

 » Ce qu’on dit, et c’est pour ça que je m’arrête : les Juifs, arrivés depuis peu, fin XVème, ont profité du chantier délaissé des souterrains, faute de fonds sinon de profondeur ( il rit), pour creuser un couloir très étroit menant jusqu’à l’église San Andréa, celle de ta fameuse via Belfiori, la rue du jardin rose qui t’a séduit, chez Silvia, une infiniment petite église, on ne la voit même pas en passant que c’en est une, façade, confondue aux maisons mitoyennes, chapelle sans doute contemporaine de celle-ci derrière moi, et c’était un moyen de circuler en sous-sol, d’une épaisseur à l’autre, d’un silence à son semblable, compris ? Sans se faire voir, compris ? De circuler sans risque donc, tout ça leur donnait la liberté de passer, l’épée dans une main la truelle dans l’autre, tu parles d’un truc, car ils avaient emporté avec eux les souvenirs d’Espagne et d‘exil, les Juifs. Sous le regard aimable de la police locale. Et pas que dans la tête, mais aussi les trésors de la communauté. Car les mauvaises langues prétendent, sans preuve, (sinon ce seraient les justes langues des historiens) que pour hâter le tintouin, et un peu étaler les vagues de cette tempête, tout de même, l’expulsion des Juifs, l’Isabelle et l’Aragon leur avaient remis un viatique en bel et bon argent, adieu, surtout l’Isabelle, la moins pingre.


NERO enchaîne les affirmations. Ses bras portent beaucoup de tatouages, ici une étoile de David – « On est tous un peu juifs par des ancêtres, à Ferrare, si on creuse », d’indéchiffrables signes en haut de la cuisse dévoilée sous le short quand on monte les marches . « Ce truc, t’occupe, c’est mes copines des fouilles et moi, une Fraternité, une assoss si tu préfères ».

NERO, un personnage dont comment ne pas douter qu’il est douteux. Ici, désignant une simple marque de tailleur de pierre gravée dans la brique, « C’est la marque de Pascalo Gionalli, un conseiller du Duc, un pauvre moine sans le sou, et en quelques années il a possédé la moitié de Ferrare, tu veux savoir comment ? ». Partout d’identiques histoires, l’or des alchimistes coule dans les veines de toutes les cités anciennes, transfusées d’imaginaire. Il raconte que, très habile, « le Duc a bien accepté, même appelé si on veut, les Juifs expulsés. Partis avec le cadeau d’adieu fait par l’Aragon au consistoire. Futé, le Duc. Mais il a d’abord seulement accepté les femmes, hop.« 
Je ne comprends pas, il commente. Je suis avec difficulté. Il invente ?
NERO : « Le Duc d’este, aux Juifs, il leur a dit : vous, les maridos, vous attendez un peu en Espagne voir ce qui se passe, vous racontez à l’Alphonse et la Castille que vous faites les bagages, ça prend du temps’. Evidemment Judith et Rachel et Dora sans homme, pas très casher, tu vois ? Le Duc malin a installé les plus craquantes dans « La Maison des femmes », juste en limite du quartier juif , c’est là où nous sommes, ici même, oui oui , pas de ghetto, pas d’enfermement, pas d’interdits, un véritable accueil, mais tout de même un « quartier des Juifs ». Comme il y avait le quartier des drapiers. Maintenant, observe ces deux maisons jumelles avec ces fenêtres « jalousies » très espagnoles. Tu vois, il n’y a qu’elles comme ça dans tout Ferrare. Elles sont mitoyennes mais chacun de part et d’autre de la limite fictive mais vécue entre communauté chrétienne et communauté hébraïque. Tu comprends? Vraiment le truc très roublard c’est qu’un couloir les réunit à chaque étage, invisible passage. Donc, en trois pas tu franchis la frontière virtuelle, dans la maison, entre la terre chrétienne et le sol dédié aux nouveaux venus d’Espagne. A l’intérieur, personne ne surveille. Rusé, non ? Compris ? » Clin d’œil. « Compris ! » Sans clin d’œil. Il reprend : « Le Duc, ensuite, il a incité les chrétiens qui n’attendaient que ça, les gaillards, à fréquenter la maison double, avec ardeur. Tu entres Chrétien par la porte du numéro 24, hop, couloir, puis tu galipettes inconnu dans les appartements du numéro 26, et tu ressors chrétien par la porte numéro 24 , juste au moment ou Rachel ( qui est amoureuse, pour de vrai) quitte la maison jumelle par la porte du numéro 26, faisant mine de ne pas te voir…Et ce fut quoi, le résultat ? »
J’avoue que le ton et l’histoire m’agacent vraiment, et je me promets de vérifier. Je ne le ferai pas : l’histoire de cette architecture gémellaire à résonance amoureuse est trop belle pour qu’on risque d’en contrôler la véracité.
« Résultat ? Très simple, en quartier chrétien, les mecs font pas de péché mortel à coucher, surtout avec des juives. Un Pater, deux Ave, trois deniers, hop, absolution, c’est pas les amours de parenthèse qui vont affadir l’oraison. Et chez les pauvres filles expulsées, mais bien accueillies, solitaires, et – toujours amoureuses de leurs visiteurs  » acceptés » ( les sources sont formelles: ni violence ni argent ), un résultat banal : des enfants, bien sûr, d’accord ce n’est pas vraiment une bonne idée, surtout que l’ »immaculée conception » ça ne se traduit pas en Hébreu. Bah oui, malheur et péché ? Et pourtant, comme tu sais, les nouveaux-nés sont Juifs car de mère juive. Et quand le ‘marido’ surgit enfin, quittant l’Espagne, on se débrouille avec le poids du réel que l’amour et la foi savent alléger. Tu penses, un garçon, Mazel Tov, c’est l’espérance. Le vrai papa chrétien, il vient en visite depuis le quartier voisin. Il est un  » Parrain d’honneur » ( formule inventée par un juriste ducal) très vu et connu, apprécié comme un accueillant bienfaiteur, qui a pris en affection cet enfant, ça aide, il fait le Gentil, c’est un peu dégueu le procédé, on pourrait croire, mais selon les textes c’était plutôt la tendresse et l’entraide, et puis de toute façon quand t’es un migrant privé de tout, ça aide, ça aide, pauvres migrants de tous les siècles, qu’on vous dise bonjour . Mazel Tov !».

________________________________________________________________________________________________________Didier Jouault pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 70/99, Chapitre 22 – début. Le silence règne sur les deux colonnes. A suivre dans deux ou trois jours…ou quatre ? Disons le 22 mars ? Plutôt le 21 ? D’accord…On n’est plus à un jour près.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 69/99, Chapitre 21 – fin. FERRARE quitte d’une virevolte son passé fasciste.


On va savoir. On va pouvoir punir. On va écrire de l’Histoire .
Mais non. Non de non.


«  Je dormais », dit le témoin, frustrement, rudement, inexorablement, les mains dans le pantalon contre les poils, bien au chaud, jambes pliées en nourrisson, et ça vous arrive pas ce bienheureux édifice de retranchement peut-être, à vous, et bien moi, si, je dormais ». Roulez jeunesse, passez Muscade. Cher chéri. Sa femme pourrait le confirmer, si l’on osait dire qu’elle venait de « ailleurs », mais on ne peut pas, on ne va tout de même pas dénoncer l’adultère, on ne peut rien dire sur rien : c’est définitif, le silence est le personnage principal du « Roman de Ferrare ». On sait qu’il y a des choses à ne pas savoir, comme ce qu’on sait qu’on ne doit plus savoir, sur les noms sur les plaques, là-bas, posées sur les murs en brique de l’ancien ghetto.


«  Un clin d’œil, oui, un clin d’œil presqu’imperceptible de complicité »  a bien eu lieu (mais seul Bassani et le lecteur le savent …) entre « le chef » et le pharmacien, compagnons de virée Go to Roma en 22, l’un menaçant l’autre au bordel de son revolver dressé. Mais ce n’est pas la vraie de vraie raison pour laquelle ils se taisent. C’est pour éviter qu’on fouille les jardins secrets dans les maisons de Ferrare. Qu’on déterre des os et des souvenirs blanchis de terre, pourris. Même via Borgo di Sotto. Maison de Bassani, là où la chair quitte les os.

Tout dire c’est toujours trop dire. Rien dire, c’est souvent assez dire.


Bon. Pas tout ça. Il y a une nouvelle à finir. La Nuit de 43, au fait. Alors, Bassani ?


Le narrateur, paisible, reprend donc le fil du récit …au début du texte : fin des années 40, on survole la durée comme un Peter Pan du narratif, voici les élections, 1948, l’épouse qui abandonne finalement pour de bon le domicile conjugal, et on apprend – effets dilatoires antérieurs très réussis- que « Le procès s’est terminé par une absolution totale  » ( oui absolution, et totale ) et que Madame, ayant « près de trente ans », mène une existence parallèle qui ressemble d’assez près, et même de tout près, à de la prostitution au service de « vieux camarade d’école », « acceptant le billet de mille lires ».

Il n’y a plus qu’à fêter ça discrètement


Vers la fin du mois d’aout, un des amis porteurs de billets de mille  raconte « quelque chose de nouveau »  « C’était à partir de la nuit du 15 décembre 1943 que tout avait changé entre eux » : c’est ici seulement, à ce point du récit, très tard, qu’on apprend l’absence de l’épouse (je l’ai dit plus tôt, la temporalité s’embrouille, mais le lecteur superpose les temps avec souplesse ). Elle, aussi, ce même soir de décembre 43, elle aussi a a croisé le regard de «  Pino, la –haut, immobile derrière les carreaux de la fenêtre de la salle à manger », Pino qui l’observe également revenir de ses frasques, avant de feindre le sommeil. Virevolte finale : le témoin du témoin, qui aurait pu (dû ?) permettre la condamnation du « chef », ne dit rien. Non plus. Rien sur la vérité de l’histoire. Se tait . Moi ? Ah non, rien vu, pourquoi ? Et vous ?
L’adultère indicible riposte au meurtre rendu invisible. On ne s’en sort pas, du mensonge. C’est comme de respirer à pleins poumons au milieu du marais.
Comme deux bagnards emportés par leur chaîne dans le naufrage de la galère, ces deux-là , « chef » et pharmacien, savent et plongent dans le déni. C’est pourquoi elle a le devoir de le quitter, tout comme Ferrare quitte d’une virevolte son passé fasciste.


Dans les roublardes manipulations de temps et d’action, très vite on comprend que l’épouse est une figure même de Ferrare. Les souvenirs enracinés dans ce qui a été fait et vu ont été installés dans la durée de la pierre, diverses plaques bien vissées, tout est propre, honnête, mémoriel à point, mais c’est l’horreur génocidaire du XXème siècle, bien davantage que la déraison du fascisme : pour le reste, en dehors des classeurs vétustes et brouillons du Musée de la Résistance, ou des trois plaques Corso de martirii, on peut compter sur un rythme rapide de l’oubli marchant d’un bon pas sur les sables mouvants de l’Alzheimer social. (je ne connais personne qui admettrait la grammaticalité de cette phrase, tant pis ! ).

Partout, en ville – en même dans le souterrains de la presqu’inaccessible « Fondation Bassani »?- Dans les amphithéâtres des universités? -Dans les chambres froides où les cadavres de l’histoire se préservent de la vérité ?…partout, on préfère en venir vite vite à la suite, et poser sur les yeux du souvenir le masque des réponse jamais parvenues à temps : non, non, les résultats ne sont jamais parvenus…


Et le cher Giorgio Bassani, LUI, que dit –il, qu’on serait prié d’oublier ? Ses secrets d’authentique Résistant confronté ensuite aux compromis autant qu’aux dangers ? Les promesses politiques pour demain, faites lundi de bonne foi, et abandonnées mardi par bon sens, dit-on ? Son appartenance probable mais non documentée – fugace sans doute- à une Loge ferraraise ?
Voilà ce que je cherche ici, me dis-je, pour faire chic. Creuser dans le fond du jardin. Trouver des os blancs et des strings noirs, à disposer sur la mosaïque du pavé, mémoires usées comme les marches sous les pas. Occupation de vieil homme, cultiver son jardin, même celui des autres.


En cours de route, très vite car je suis en retard, je passe la tête dans l’agence immobilière. « Oui, les maisons ici sont presque toutes réellement très vieilles alors bien sûr, pour un Français, elles ont du charme, c’est plein d’attraction, mais je vous assure, une fois à l’intérieur, l’espace c’est petit, en général c’est en très mauvais état, comme votre Marais avant que Malraux le vende aux…enfin le rénove, la cuisine n’en parlons pas, et pas de véritable salle de bains, les fenêtres laissent passer tous les vents, et il peut faire si froid l’hiver à Ferrare, de la neige, du brouillard, les brumes dans la tête, tout ça, non, à votre place je me chercherais un joli grand deux pièces moderne, avec un beau balcon plein sud, je crois que j’ai ce qu’il vous faut ».

Mais je lui dis que je suis attiré, en réalité, par les lieux ouverts, par exemple la toute proximité de … tenez : un court ou un club de tennis, oui , oui, ce serait tout à fait bien, réellement pratique, oui, car je m’intéresse beaucoup au tennis. Aux allers-retours des bruits dans la mémoire d’une cité.

J’expose : Ma passion pour Ferrare : l’accueil et la liberté des juifs si longtemps, et les mensonges du fascisme ordinaire. La ville est comme la vie : peau sur peau, chaque surface épuise la précédente. Muscle après muscle, l’effort invente la forme du réel. Reste le brouillard des matins sur la promenade verte et rousse de La Mura. Et aussi le panneau : casa de Bassani.
Elle me regarde, navrée, lève intérieurement les yeux au ciel, comme un « chef » en certaine nuit de 43 regardait là-haut son ex-ami pharmacien.

Ça ne va pas être si facile de louer un balcon discret donnant directement sur le jardin secret de Giorgio Bassani.

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 69/99, Chapitre 21 – fin. FERRARE quitte d’une virevolte son passé fasciste. A SUIVRE : « Le silence règne sur les deux colonnes », dimanche 14 mars.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 68/99, Chapitre 21 – dernier milieu. Bref, ça patine quand même pas mal.



Le voici, notre fils de pharmacien grignoté par les gonocoques : témoin de la scène, ce soir-là, cette nuit de 43, à sa fenêtre du premier étage, comme chaque soir de paralytique ennuyé attiré par le mouvement du dehors, refusant de quitter son observatoire, il y a le pharmacien ! Il voit tout, et d’abord «  le chef », qui voit qu’il le voit, le chef qui échange un étrange regard avec son ancien compagnon de marche sur Rome et de bordel, mais personne ne peut ou n’ose l’écarter de ce cadre un peu magique d’une fenêtre de Ferrare où il apparaît, dominant les onze meurtres de son regard et de son silence.

Pour le reste «  on imagine des choses ».
Et, ce qu’on imagine, avec une troublante précision, ce sont les décors et objets de l’appartement du pharmacien au premier où, pourtant, selon le narrateur

«  personne à Ferrare, y compris les amis de Loge du défunt docteur Francesco, n’avait une seule fois mis les pieds ».

Le passage est réellement malicieux : au centre du récit extrêmement historicisé, factuellement inscrit dans Ferrare (on peut lire les vrais noms sur les véritables plaques), construit comme sur une reconstitution de témoignages croisés, s’impose soudain une description à la Balzac d’une chambre qui pourrait être celle du petit Marcel à Illiers. Mais personne jamais n’y est venu. Bassani, truqueur !
Le trouble produit par la «  Nuit de 43 » provient de cette césure, cette distance soudain effacée, raison pourquoi sans doute les adaptations cinématographiques ont toujours déçu Bassani : tout est « vrai » et tout n’est cependant qu’absence.
Dure leçon pour toute tentative de mémoire. La vérité ne s’impose jamais au silence du souvenir.
Pire, ou autre : ce soir du 15 décembre 43, le témoin irrévocable et paralytique a vu son épouse descendre au rez-de-chaussée, dans l’officine, où elle a souvent à faire, il faut bien faire les comptes. Mais c’est un pur prétexte. Lui et elle n’ont plus de rapports physiques, il habite sa petite chambre d’enfant, à côté de la chambre conjugale où elle dort. Elle, « sort », et lui songe à « fermer les yeux au plus vite ». On a compris ce que «  fermer les yeux » signifie… Mais voilà : ce soir est celui de la « descente » des vengeurs. Dehors, l’épouse qui revient d’un moment galant, hagarde et en retard, t’as qu’à voir, et justement elle voit, bloquée à son tour par la proximité de l’Histoire, tirs et meurtres, chemises noires embrunies de sueur malgré le froid, et ces couvre-chefs ridicules, mais ils sont là, ils ont les armes encore tièdes et tremblantes des assassins.

Témoin hagard, c’est le cas de le dire. Elle voit les morts « alignés en trois groupes distincts conte le parapet du fossé du château (…)tels qu’au moment suprême les seuls yeux de Pino Barilari avaient pu les voir ».
L’épouse adultère réussit à regagner l’appartement du premier. Lui, il simule le sommeil, malgré les bruits de mitraille ? Mais t’inquiète, mon grand, la mort ça fait pas tant de bruit que la vie.


Très vite, par l’un des sauts temporels habituels, le récit passe à « l’été 46 », guerre finie. On fait le procès d’ « une vingtaine d’auteurs présumés » 

des meurtres de la nuit de 43, parmi lesquels, encore lui «  le chef », le même, sorte de fil noir du récit. Dehors, le petit blanc reprend ses droits
Tout le monde nie tout, en bloc, ça nous rappelle quelque chose, personne ne sait rien, n’a rien vu et encore moins fait.C’est joli et en dentelles comme une épuration à la française, une fois éliminé le petit gratin facile.  « Le procès se déroulait au ralenti, dans la chaleur et l’ennui, suscitant au sein du public qui accourait en foule à chaque audience, un sentiment croissant d’inutilité et d’impuissance ». C’est, «  pour beaucoup de Ferrarais, presque tous, le brusque désir d’oublier ».
On se croirait bien en France, décidément nous sommes cousins, avec cette même forme de glissements subreptices de l’éthique, d’effondrements cachés du souvenir, d’affadissement des volontés de justice : «  c’est pas de not’faute, Votre Honneur’, paix sur le monde », et pragmatisme généralisé, comme les tournées de pochards dans les bars des maisons de passe, et à propos de passe, tours de passe-passe.
A Ferrare, 1946, le procès traîne, le « chef » se débat sur un monticule puant de déni, récuse toute culpabilité : «  Tous, comme lui, avaient été plus ou moins fascistes », et « le chef » n’avait accepté, à son tour, la charge de Régent « que dans l’unique but d’empêcher des tas de ‘criminels irresponsables’ d’instaurer un régime de terreur ». Pour un peu, on lui donnerait cent lires, ou une médaille, brave homme. Ce bon vieux coup du « bouclier contre l’occupant », tu parles. Air connu
Bref, ça patine. Rien ne permet au juge ( qui s’ennuie terriblement, cette affaire n’a pas d’intérêt judiciaire) de trancher, d’autant que le procès se déroule au siège même de l’ex-Fédération fasciste, au prétexte que le tribunal a été détruit en 44 par les bombardements Alliés, ils n’ont pas fait que du joli joli, les US, enfin bon, ils sont là, et les dollars aussi, aussi soit-il ainsi. Dates, espaces, miroirs, mémoires, intentions, tout s’imbrique et s’implique pour lever une véritable «  La Mura » préservant les coupables de leur punition.

C’est pour ça qu’on les aime, les murs, à Ferrare. Ils protègent de tout, surtout de l’intérieur des mémoires, voila pourquoi on organise des festivals de rue, ça efface les ombres.
A l’extrême fin du chapitre, arrive le pharmacien, notre pharmacien à nous, plus que jamais invalide et trompé, observateur impavide et supposé honnête, car c’est un pharmacien, par n’importe quelle pharmacie la grande, face au Castello Estense, très appréciable chiffre d’affaires avec la paix revenue, « c’est une figure parmi les notables », aussi un antifasciste, « véritable figure parmi les vainqueurs », de plus un fils de Franc-Maçon, en somme : arcane majeur parmi les réseaux, triple garantie d’origine et authenticité. La vérité, c’est lui, non ?
Tout dépend de ce qu’il va dire qu’il a vu, précisément, cette nuit de 43. Nous, lecteurs, le savons bien qu’il a tout vu, la mitraille, les cadavres, le chef, son épouse à lui se carapatant en catimini. L’ultime témoin. Le porteur du langage de la Vérité, V majuscule. L’homme à sa fenêtre dont le regard a pu croiser celui du chef assassineur. Entre hommes, comme une nuit de bordel avec revolver, et job très correctement fait par ces dames.
Donc, suspense, poitrines bloquées, ventres serrés, donc il a vu quoi, au fait, notre pharmacien, le Pino Barilari ? Face à face ? Magne toi, mon grand, la suite attend. Quelques marches dans les images de souvenir, dans le souterrain mou de nos mémoires, descends un peu, et la vérité glissera de biais comme un crabe sur la plage, mais c’est déjà ça ? Non ?

Le narrateur de la nouvelle décrit alors, en effet, le regard muet échangé, le soir même des assassinats, entre « le chef » dirigeant les meurtres, et l’observateur paralysé à sa fenêtre. Donc, ce regard existe. Donc l’Histoire existe. Donc le jugement existe. Donc. Ouf.


On va savoir. On va pouvoir punir. On va écrire de l’Histoire.
Mais non. Non de non.

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 68/99, Chapitre 21 – dernier milieu. Bref, ça patine quand même pas mal. A SUIVRE : 9 mars.

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 67/99, Chapitre 21- milieu du milieu. Oh, non, des complices à Ferrare ?

Après ces deux temps du récit dans l’Histoire, 1922, 1939/42, en entier porté par une ironie, par la dérision de cette Histoire dont la violence fondatrice a pour sujet unique la fréquentation de prostituées entre deux lampées de chianti, le texte retombe (sur ses pieds, remarquablement) sur…la nuit de 43, qu’on allait oublier, celle-là, éponyme pourtant mais timide.
Mussolini, remis en selle par les nazis comme on sait, après avoir failli être jugé, peu crédible et féroce, gouverne la nouvelle « République de Salo », partie nordique de plus en plus congrue et pouvoir de plus en plus fantomatique. Pourtant «  la ville résonnait de coups de feu et de chants lugubres ». On a déjà lu Bassani décrire les fascistes estimant qu’ils «  avaient somme toute fait preuve d’une remarquable modération ».
Voici que soudain on les surprend acharnés à «  serrer la vis de façon radicale et généralisée ». Modèle allemand, ou pire : nazi. Finis la pizza, le chianti, les trente lires pour «  pane e coperti »,les filles du bordel, y a de l’uniforme SS dans le coin. Présence irréparable, un de ces moments où l’Humanité a disparu.
Le récit trouve alors son centre de gravité, à tous les sens : le « Consul » Bolognesi, Régent fasciste de Ferrare- (un dur)- vient d’être « assassiné ». C’est le coup d’Henrich à Prague qui recommence ? Une « irrésistible vague de colère » emporte les fascistes actifs (moins nombreux en cette période !), Un « descente » de vengeurs, non Ferrarais on l’a vu, mène à ce mitraillage, descente dont on apprendra ensuite qu’elle est assumée, observée de sang-froid, sans doute dirigée, par ce même « chef », le pointeur exigeant de coucher avec la prostituée, déçu en 1922. Le bilan est lourd (je le connais déjà par le décompte des lignes sur les trois plaques du muret devant le Castello Estense) : onze massacrés.

UNE NUIT DE 43.
On les a auparavant sortis de la prison ou, encore pire oserait-on écrire, et avec la complicité ardente du « chef », les meurtriers sont allés les chercher dans leur cachette pourtant la plus secrète, par définition impossible à être connue par les «  vengeurs » venus en camions immatriculés VR ou PD. Donc des complices à Ferrare, malgré tout, n’est-ce-pas ?. En même temps, de Ferrare, personne ne fait ou dit rien là contre. On tient à « faire bonne figure aux assassins, faire publiquement acte d’adhésion et de soumission à leur violence ».
A la prison, l’adresse est maintenant connue, et 26 le numéro de la cellule, mais Bassani heureusement depuis peu n’y est plus enfermé, on décompte des militants socialistes, syndicalistes, des membres du «  Parti d’Action » ( Giorgio Bassani est l’un des fondateurs) qui organisera en 44 la lutte armée ouverte en formant les Brigades « Giustizia e Liberta », et Giorgio Bassani sera aussi de ce combat.
C’est ici, dans la cellule voisine, peut-être, en tout cas derrière les mêmes grilles, qu’il a été emprisonné en mai 43, entre autres parce qu’il a contribué en mars, deux mois plus tôt, à provoquer une réunion « historique » entre les Résistants de mouvances diverses, (comme on aurait dit en France) à Ferrare justement. L’objectif explicite était de convaincre un général de se joindre à un « mouvement insurrectionnel visant la chute du fascisme » . La Résistance de Bassani ? Rien de fictif.
Affleure la mémoire très intime, un ressac d’angoisse de combattant qui aurait été justifiée par les faits. A quelques semaines près ce pouvait être lui, et cependant le narrateur se garde bien de toute allusion personnelle. Aucune mention n’indique un engagement autre que par un regard distancié, même si on peut imaginer (ayant appris ensuite ces données de sa biographie) qu’il dût éprouver une émotion profonde, une révolte sans action possible : les militants «  arrêtés » par les vengeurs, cette nuit de 43, il en connaissait les noms, ils étaient ses camarades de l’ombre, il savait leur façon d’embrasser trois fois pour se reconnaître pour tels, et leurs joyeuses agapes d’avant ….
Deux d’entre eux en effet participaient à l’équipe du complot insurrectionnel.

Ugo TEGLIO, avocat. Mitraillé. Pascale COLOGRANDE, procureur. Mitraillé.

Cette nuit de décembre 43, les assassinats de sang-froid suscitent à la fois la stupeur dans la grise Ferrare, et la terreur, d’autant que les «  Brigadistes » montent la garde sur place auprès des onze cadavres, là, debout dans le peu de neige et le beaucoup de froid, même pas au garde à vous au nom de la mort, sous la direction visible du « Chef » soudain revenu de ses doutes tant la violence et la tuerie sont les fondements de son action.
Parmi les victimes effondrées contre le muret Corso Roma, face au château d’Este, comme pour une provocation aux hospitalités de jadis , «  deux rares juifs ayant échappé à la grande rafle de septembre, et cachés jusque-là ». Pour rien.
Plus tard, Giorgio Bassani explique la raison de sa tricherie sur les dates, il voulait de la neige sur la scène, donc décembre – et non pas la date réelle, brumaire. On lit avec un réel bonheur un tel aveu : donner son ampleur et son réel au drame, c’est mentir sur son décor.


Le centre du centre, cœur dramatique du récit ?

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 67/99, Chapitre 21- milieu du milieu. Oh, non, des complices à Ferrare ? Encore trois séquences pour tout savoir sur la biface Prochaine : 9 mars

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YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 66/99, Chapitre 21 – premier milieu. « Faire de sa vie quelque chose de clair ». Cette nuit de 43.

Ces journées de Ferrare sont assez fatigantes : je m’assieds finalement près de l’une des tables de bois brut, sur le banc délavé, c’est un tout petit café à toit de bois, décalé, service au bar. L’espresso serré est bienvenu, surtout le second, préparant plutôt bien le troisième, le seul qui compte. J’emporte les deux tasses. L’une va finir dans le sac noir, pour ma collection ( imaginaire), et –bien qu’elle soit un cadeau publicitaire fait par le torréfacteur au bistrotier- je laisserai sous l’autre soucoupe un billet correspondant à un prix très surestimé. Tant mieux pour la serveuse. C’est la méthode : on collectionne, on ne vole pas. Mais on connaît déjà la tasse, ses inscriptions rouges et noires, la tonalité très Miro de la composition. C’est la même que chez Silvia, tiens, Silvia a-t-elle aussi laissé un billet ? Hormis deux employés du jardin, et une femme vêtue de blanc (je la reconnaîtrai ensuite comme concierge du club de tennis), il n’y a pas de clients. Je n’en verrai jamais, ici. C’est comme un confinement de printemps, mais je ne connais du concept que sa résonance chez Giono. On croirait le hall de  » l’Agence » : des missions, des rapports, des chèques, et jamais personne, sauf nous- les Anciens, Cécile, Marko, Sergui, moi. (Photo ch Gaudin)

Et ce quatuor benêt des juniors.

Je m’amuse à penser que, depuis des décennies, on blanchit dans ces cafés de musées l’Argent de la vieille, qui porte des noms successifs : l’or des Templiers, la mafia, le trésor nazi-fascisti, les bourses pleines des Brigades Rouges vidées de l’Histoire, la rançon Moro qu’on dit n’avoir jamais été versée, les économies de Berlusconi. Sans oublier, cela va de soi, les stars habituelles de la richesse clandestine : les Juifs et les Francs-Maçons, unis en général pour le pire : leur destin de victimes expiatoires.

A Ferrare, tout est secret, tout est mystère, tout est cinéma pour gogos, et voila pourquoi la ville s’habille de brouillards en écharpe mole sur « La Mura » et pourquoi l’Histoire expédie en essaims les jeunes filles à vélo qu’observait Bassani : trompe-l’œil charmants et dérisoires comme le désir. Des ombres à chapeau fréquentent les librairies d’occasion : l’auteur cherche sa Cavale, sa Kabbale ?

« Ton récit n’avance » pas, dirait NERO, mon guide en Mystères- vous verrez son impatience, mais patience pour la voir.
« Une nuit de 43 », p.146 : «  Si les fascistes faisaient un peu de boucan, en se promenant avec un air féroce et un tête de mort sur leur calot, ils le faisaient surtout pour apaiser les Allemands ». Je bois mes cafés sans urgence.
«  Pas d’autre but que de convaincre l’allié germanique de la sincérité et de la fidélité inconditionnelle de l’Italie. Après le 8 septembre, les Allemands étaient devenus les vrais maîtres du Pays, et cela ne leur aurait rien coûté, à eux, de réduire chaque centre habité en un tas de ruines », je lis, page 155. De quoi être un peu ébranlé.
Un esprit malin observerait que, si on remplace 8 septembre 43 par novembre 42, se retrouve ici un argument identique à celui dont usent, dès l’été 40, et plus ou moins ouvertement, les petits copains arracheurs de dents, et pas seulement,les collaborateurs du vieux maréchal, à Vichy. J’ai l’âge où les comparaisons rapprochent, et les rapprochements dévoilent.

Je feuillette, trouve facilement le passage : le touriste, s’il connaissait le passé, sa mémoire, « pourrait être éventrée tout à coup par l’explosion d’une mine dont le détonateur serait heurté par le pied négligent de cet étranger ignorant » (p.135).
La nouvelle se déploie autour d’un personnage « veilleur » ( voyeur ?).
Il est à sa fenêtre du premier étage, face au fameux Corso encore nommé Roma, brève artère de la ville passant là, juste devant le château, en perpendiculaire à l’axe médian des deux boulevards (Giovecca puis Cavour) qui joignent en ligne droite deux portes dans la Mura. Là, donc, à se fenêtre de bourgeois impotent,veille un certain Pino Barileri, dont on apprendra quelques pages plus tard qu’il était, en 43, un antifasciste connu de toute la ville, phénomène assez rare, l’antifascisme, Giorgio Bassani est bien placé pour le savoir : il comptait ses amis résistants sur les doigts de deux mains.
La trame narrative, très complexe, en volutes et spirales, comporte ici son premier «  retour en arrière » .
Le héros, flash-back, accrochons nous, est vu en 43, la nuit (et aussi de jour ! ) : il est l’ héritier pharmacien de l’officine de papa (dont le narrateur ne manque pas de signaler qu’il était un Franc-Maçon de haut grade), il est devenu paralytique à la suite d’une contamination syphilitique. Statut matrimonial, en 48, date de la fin de la nouvelle choisie par Bassani : séparé (sa femme vit seule ailleurs, un studio où elle reçoit des « amis », très fardée, pas la peine d’insister).
Nouveau flash back, il faut suivre, Bassani s’amuse et le lecteur trop peu attentif risque de rater une spirale du temps, hop, qui se glisse dans le Retour en Arrière comme un orvet dans le corset d’une Égyptienne : En 36, « quand mourut le vieux Franc-Maçon », le fils a succédé sans hésitation, bien que semble-t-il pharmacien par l’officine plus que par le diplôme, et –en 37- stupéfaction générale -il s’est marié avec une «  blonde de dix-sept ans ( il en a au moins trente), « une fille trop voyante » qui se promène en bicyclette et en short, ce qui ne passe guère inaperçu en cet avant-guerre. La paralysie le réduit à peu, à peine deux ans plus tard, elle le révèle bizarrement à lui-même et lui permet de «  faire de sa vie, jusque-là insignifiante, quelque chose de clair, d’intelligible » : il existe. Du gonocoque porté à la manifestation de l’existence de l’être? Sournois, le Giorgio, non ?..
Le texte évoque alors un climat «  posé dès le début de l’été 39 », qui se cristallise – plus ou moins, on ne sait trop ( Ferrare : brouillards et approximations, c’est le jugement féroce de Bassani), dans les jours qui précèdent le drame nocturne de 43, situé en décembre par l’auteur ( et en novembre par les historiens) : 14 vitrines ont été brisées, dans une nuit, par des opposants au fascisme, des lycéens, sans doute, toujours occupés à faire les marioles, pour pas grand-chose. Sauf que cette fois ce ne sont pas des riens. Dégâts, tracas,vitrines brisées, ça rappelle trop.
L’OVRA, police politique et un «  vieux squadristi de la première heure » parviennent à capturer les coupables. La police et les fascistes -dont le « chef historique »-, préfèrent minimiser à dessein les actions des opposants, on n’a sans doute plus la virulence des débuts ? On sentirait le vent qui tournerait, malgré la présence nazie? « Ne commençons pas à exagérer ! » dit le chef, et il le dit page 141.
Alors surgit un nouveau nouveau récit dans le récit, l’un des « cercles emboités » que décrit Bassani quand il évoque la structure de la nouvelle : le chef – Carlo Aretasi -mène soudain sa propre narration de la funestement célèbre «  Marche sur Rome »: pof pof pof, coup de parachute, le temps du récit est à présent ( si on ose écrire dans cette efflorescence de temporalités) au début des années Vingt – précisément 1922, vingt ans avant le temps de  » La nuit de 43  » et au moins vingt-cinq avant la fin du récit. La temporalité capricieuse ( rusée serait mieux ) du narrateur conduit, dans une chronologie un peu (et délibérément) incertaine, aux débuts du ‘Mouvement’, et met en scène des conscrits du fascisme, écartés de l’Histoire et des théâtres de la Politique, P majuscule. Le lecteur, lui, renvoyé à se deuxième année de maternelle, s’accroche à la grise frise du temps.
Le texte multiplie les notations qui font de cette escapade virile à vocation héroïque de 1922 , (le moment de la réussite du fascisme), une escapade mouvementée : depuis Ferrare, les militants très débutants d’un combat à peine débuté s’engouffrent dans le train. Ces manifestants redoutables sont protégés sans discrétion par police et armée qui regardent passer, un peu comme si des CRS observaient avec une quiète malice, quels coquins, un conglomérat des Black-Bloc prenant le RER en sautant le tourniquet faute de carte pour jeune ( dite imagin’air, les communicants du métro travaillent à la fumette).
A chaque arrêt, nombreux, (en 1922 les locos sont gourmandes de charbon et eau), les héros descendent pour boire, chercher le bordel local (ah, c’est mal indiqué, les femmes, on perd du temps), rigoler un peu avec n’importe quoi, bref faire de la belle Histoire vivante. Dans la bande, certains déjà s’expriment sur le « temps d’avant » (et toc, autre cercle, autre Retour dans le Retour), ces excellents moments des tout débuts du mouvement, avec le regret de « l’arrêt de la Révolution et le crépuscule définitif de l’ère glorieuse des expéditions punitives », de «  1919 à 1921 ». Il y a toujours un temps avant ce temps et ce temps a toujours été meilleur. La nostalgie du narrateur, héros fasciste déçu – expose crûment la vacuité de l’Aventure : en 48 heures de 1922, alors qu’on soutenait « La Marche », pensez donc, on n’y croit pas, on n’a même pas aperçu le Duce, malheur sur notre piètre figuration de Ferrarais à chemise noire. Et à Rome l’activité principale a été non pas de pratiquer la Révolution, déjà « finie », mais de «  filer à la recherche d’un bordel » ( quelle énergie débordante). Au retour, « fiasques de chianti », car «  il ne restait qu’à boire et à chanter ». Caricature d’Italien !
Bassani décrit, les temps se superposent, il prend le temps de nous enfermer dans les cercles, mille-feuilles et Pari-Brest, trajets horizontaux mais dans l’épaisseur verticale des chronologies de la mémoire. Joli monde, et les soudards se ressemblent, déjà de jeunes hommes ensemble en 1920 c’est souvent médiocre, vin et rodomontades bégayées du fond du bordel, mais si le sentiment de fonder un monde nouveau les allume, l’incendie de la morale est garanti.

A cette trame sombre de l’Histoire déclassée, minable ripaille de buveurs dépenaillés malgré l’uniforme, s’ajoute un fil rose : le héros de la nouvelle  » Une nuit de 43″, notre pas joli joli pharmacien de la fenêtre de 43 et 48, est « encore puceau », en 22. Toute lectrice et tout lecteur ont le droit de relire cette phrase. Bon, la virginité en 22, ça, pas grave, personne n’y échappe quelle que soit la précocité. Il y a forcément un avant à tous les amours. Tout au long de la balade vers le Duce, la lumière, le nouveau régime, le string noir de Marina, le pas encore paralytique refuse avec obstination de participer aux ébats tarifés dont abusent ses compagnons d’armes, à chaque étape, un fasciste ça doit montrer que c’est un homme et que ça en a.
Rien n’est dit de ses raisons de négliger les filles. Irrité de cette résistance, le chef fasciste revient à la charge. Son insistance devient une envie pressante. Revolver au poing ( car on est des braves, saouls, tirant de travers et pissant sur ses bottes, mais braves) il contraint donc le pharmacien ( qui ne l’est pas encore, papa n’est pas mort, mais ça me simplifie la lecture et les repérages dans cet entrelacs complexe, de le nommer pharmacien, ou paralytique) , à monter avec une dame-dont il n’y a rien à dire sauf qu’elle fait sobrement le job- cela nous le savons car le chef fasciste militant, revolver toujours bandé et brandi, bien en main, tient à observer les détails très intimes de la scène pour vérifier que les deux « accomplissaient bien et jusqu’au bout leur devoir ». Désarmante main armée. On se croirait une nuit de noces Grand siècle, pour valider la descendance princière. Le cru, pour croire, faut voir. Principe de chemise noire.
Vu comme ça, on pressent le traumatisme – mot à juste titre absent du lexique Bassanien, et aussi le type de maladie à venir, gonocoques et compagnie. Pas malin.

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Didier JOUAULT pour YDIT-suit : Le Jardin de Giorgio Bassani, épisode 66/99, Chapitre 21 – premier milieu. « Faire de sa vie quelque chose de clair ». Cette nuit de 43.

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