A l’instant même YDIT sortait du café que BOB et MORANE venaient de repérer, non seulement parce que le garçon y servait un petit coteau d’Auvergne de très bonne qualité, mais aussi parce que dans le sous-sol de ce jour comme jadis dans ce sous-sol même, des lycéens se retrouvaient.
BOB et MORANE : comme il convient à présent, une fois de plus, les genres sont incertains, au moins pour MORANE- car un certain MORAN , qu’on dit né près de Rennes aux alentours de 650, a été porté, dans la même ville, à la cathèdre d’évêque, en 710, vieux déjà donc en son temps, avant de – sagement, prétend-on -, se retirer dans un monastère italien, ou grec, ou mauresque, voire turc : un monastère ensoleillé, où ne jouaient pas déjà des pianistes grecs, dans le scriptorium désert de l’après-déjeuner, sur un Steinway très accordé au décor. Cela, on racontera bientôt : Sylvanès l’abbaye.
Ce que disait le narrateur convenait à l’état d’esprit des enquêteurs choisis par Fred, la malicieuse, BOB et MORANE. Et donc voici.
RECIT du sous-sol du bistrot où l’on aperçoit Marcel Malbée, long time ago…
YDIT : » J’étais lycéen, et nous passions beaucoup de temps à jouer au poker dans le sous -sol du « Café du lycée et du marché », avec des allumettes. Nous perdions au plus le café du jour, et Gilbert, le garçon visiblement aimant les garçons (ce qui se cachait davantage à l’époque ! ), nous apportait des consommations gratuites, sans jamais rien demander à nos mains plus habiles à la carte qu’à la caresse – encore que, en cet âge de leur vie et cette saison de l’Histoire, les jeunes garçons des lycées non-mixtes manipulaient mieux et allègrement leur propre sexe qu’ils l’auraient (et le faisaient pour certains d’entre eux- impudiques ou vantards ?) fait avec l’intimité complexe et pliée d’une fille.
-« Quelle Phrase », dit BOB…
Au sous-sol, plutôt sec et clair du « Café du Lycée et du Marché », séchant des cours donnés sans plaisir et reçus sans avidité ni tendresse, ils passaient des heures, assis comme des buveurs de Cézanne ou des maquignons de Balzac. On y a croisé quelques exemplaires de touristes curieux, Lonely Planet en main ( « un endroit très typique du Paris étudiant et populaire ») parfois même de vieillots lettrés, aristocrates éberlués ou montagnards Hébertistes, à la recherche d’ultimes traces de l’ancien « Enclos du Temple »- ce vaste domaine entouré de murailles que posséda longtemps l’ordre guerrier des moines du « Temple ».
( Si le récit nous prête vie, on racontera cela de ceux-là, dans quinze épisodes).
La famille du roi L XVI y fut enfermée dans le donjon subsistant, à la Révolution, et on regrette la destruction d’un édifice construit d’ors arabes, de pierres de Lozère, de sueurs paysannes, et des peurs et prières de 21 Grands Commandeurs successifs ( pour la moitié morts au combat ). C’est tout un quartier de Paris, les rues portent la trace de l’occupation par le Temple, plusieurs fois cent ans plus tard. Mais aussi rue Dupetit-Thouars, en plein centre de l’ex-enclos. MM dit Le Parrain, ici. Aussi, dans le sous -sol du café, le plus proche du « cœur » du temple, son donjon disparu, il arriva que l’un d’entre nous croisât un chercheur- évidemment pas un universitaire véritable ( ceux-là fréquentent les bibliothèques )- mais l’un de ces illuminés tardifs perdus dans une quête inutile des « Ombres et fantômes » du Temple.
Un fois, l’un d’entre eux ( on s’en souvenait car ils étaient rares) avait tenté de soudoyer Gilbert, le garçon de café, afin qu’on lui laissât visiter la cave du bistrot, à vrai dire deux longs boyaux superposés reliés par un étroit escalier en hélice, dont les marches usées attestaient l’ancienneté, sinon le respect de la stricte observance templière.
Gilbert, que tout incitait à nous dévoiler ses côtés obscurs – et qui n’eut cependant jamais aucun geste dit douteux- avait déjà conduit la visite des lieux profonds pour trois ou quatre d’entre nous. D’ailleurs Philippe et Jean-Pierre, mi rigolards (mais seulement à moitié donc), avaient affirmé que si Gilbert en profitait pour leur demander une petite gâterie, pourquoi pas, en échange de bonnes bouteilles rangées au premier sous-sol.
On avait vu pire.
Mais qu’en fût il ?
Avec les garçons, jamais on ne sait.
Philippe abattait son brelan de valets. En réalité, Philippe et Jean-Pierre, ils en parlaient à mots à peine couverts, et ils avaient suggéré un autre usage de ce temps intime, passaient de très secrets et très fructueux après-midi au dancing de « La Coupole », à l’époque célèbre ( auprès de quelques usagères initiées) pour les rencontres dansantes et plus si affinités entre dames mûres et garçons verts. Tout ça manquait déjà vraisemblablement de Vertu. Sinon de Revenus.
YDIT poursuit, avec son idée fixe ( qui est : MM dit Le Parrain, et aussi pourquoi James devint HANGED, et Ydit Septante et plus ) et son propre récit :
Cette pratique ne paraissait choquer personne parmi les joueurs de poker en sous-sol, sauf à penser (ce qui serait juste) que les élèves ici réunis appartenaient au groupe des indociles, aussi lecteurs de Rimbaud ( « La morale est la faiblesse de la cervelle ») et de Radiguet ( deux lectures qui ne leur paraissaient pas antinomiques, preuve d’une vaste inculture), marchant dans les marges sans volonté de le faire, par nature, ni par révolte ni par audace, mais parce que chacun, à sa façon ( ils n’en parlaient que très rarement) avait été conduit – par un adulte à grandes mains ou le hasard aux dents longues – à transgresser une première fois une règle sociale majoritaire.
Le Silence. Le Déni. Oublié le MM dit Le Parrain! Le TU fais, tu TAIS.
Pour Ydit, la traversée immense et durable avait pris le visage, la voix, les mains nettes et le corps vouté de Marcel Malbée dit M.M. dit Le Parrain. Mais tout cela ne vivait plus dans aucune des mémoires accessibles. On avait jeté la disquette. On ne savaiT plus se servir des disquettes. On ignoraIt qu’il y avait eu des disquettes, jadis.
Or, le, LUI / LE voici soudain qui descend l’escalier conduisant de la salle du café au sous-sol où ils jouent, LUI c’est Marcel Malbée, dit Le Parrain. Oui. Intuita personnae. On n’invente pas cela. Die Pate. Même s’il y a de cela cinquante ans. On avait oublié qu’il habitait tout près, rue Dupetit-Thouars. On avait oublié le petit appartement suave, entrée couverte d’un rideau sombre, mauvaise reproduction de Donatello sur la commode. Rue Dupetit-Thouars, les rares nuits avec pyjama trop chaud sous les draps et croissants le matin.
Les lycéens – forment autour de deux tables un groupe fumeur, bruyant, brusquement silencieux quand les cartes l’exigent, mais bavard et rieur. Ydit tourne le dos à la porte des toilettes que rejoint MM dit Le Parrain, mais en une seconde, dans le miroir cloué à droite, il aperçoit la silhouette, immanquablement présente pour toujours dans sa mémoire la plus profonde, même ensevelie sous les gravats de vraie vie. L’inverse de la statue du Commandeur : la statue/le statut du narrateur oblique.
MM dit Le Parrain fait attention aux marches, quel peut-être devenu son age, cinquante ans, soixante? (BOB et MORANE finiront par le savoir, n’en doutons pas ), la vue a faibli, l’escalier est rude et privé de rampe. Bien entendu Marcel Malbée, dit MM, Die Pate jette un coup d’œil sur les vieux adolescents ( à l’époque, à 17 ans, on est un vieil adolescent ) groupés là, trop nombreux. D’ailleurs Marcel Malbée dit Le Parrain semble pressé de pisser, ou fatigué, ou on ne sait quoi. En descendant, il a rangé dans la pochette de la veste plusieurs tickets de Tiercé, un geste qui a aussi éparpillé son attention, de sorte qu’il ne voit pas qu’YDIT est là, en jean’s ajusté, le YDIT du deux pièces-cuisine-salle d’eau avec eau chaude et toilettes à l’intérieur, « Tu n’as pas trop chaud avec ton pyjama ? »
David dans l’entrée, assis avec des cartes, fermeture éclair vite-fait, chemise bleue rayée de blanc, le YDIT des pyjamas trop chauds, un peu genre veste de pyjama, justement la chemise. Mais oublions cela, le pyjama.
Posant le pied sur la première marche, concluant avec le garçon Gilbert une conversation de comptoir, tête encore tournée vers la salle en haut, Marcel Malbée disait : « La vie, c’est comme le café, pour que ça passe, faut s’en occuper ».
Aucun des joueurs de poker n’entend, ou n’écoute cette phrase de bar, ou de bordel, ou de confessionnal, ou d’amphi de philo avec Jankélévitch aux commandes :
« La vie, c’est comme le café, pour que ça passe faut s’en occuper ».
Ydit, lui, rentre les épaules encore plus que si le surveillant général venait d’apparaître (au lycée, c’est – à, l’époque- un ex sous-officier Vietnamien rapatrié avec la fin des Indochines).
Ou comme si le corps entier de la Mémoire s’imposait en lui d’un coup unique et violent.
Ce genre de phrase, irritante et terrifiante, en même temps. Comment peut-on être si vulgaire et toutefois si véritable ? (l’inverse aussi). Dans un roman, le narrateur avouerait avoir perçu comme un éclair, une douleur, quelque chose de violent, de nouveau. Rien de tel en cet instant, pour le joueur de poker nommé YDIT : c’est tout juste la raison pour laquelle Marcel Malbée dit Le Parrain ne peut recevoir que de la haine : à cause de lui, ce qu’il fut et fit, à jamais YDIT est privé d’une part de ses propres émotions, à jamais coupé à l’intérieur, coupé de son propre intérieur, souvent, protégé contre lui-même et le risque de la présence.
Mais c’est une autre histoire?..
…A moins que ce ne soit celle d’écrire ?
Marcel Malbée, MM dit Le Parrain entre dans les toilettes ( étroites, pas très soignées), Ydit s’excuse, doit partir, interrompre sa partie, se dépêcher de sortir du « Café du Lycée et du Marché ». C’est la dernière fois qu’il aperçoit Marcel Malbée dit Le Parrain. Mais ça n’empêche pas l’imagination de le retrouver. Pour l’éparpouiller. Le discgracecraquer.
Et ça passe comme un éclair de soleil sur le corps mobile d’une femme au bord d’une rivière tendre, Geneviève en été, d’autres en kayak nu en Ardèche, Tyne si belle sur les rives d’Andalousie, Fred agrippée à une couchette Venise-Paris (à chaque lieu où se trouvait Fred, c’était la lumière, on racontera cela),
ça passe aussitôt ce jour-là, l’ombre de Marcel Malbée immédiatement est effacée par les refus rigoureux de la mémoire, rien à faire, rien à dire, revenant à la lumière et marchant rue Turbigo, vers le lycée, ce jour-là, Ydit ne sent pas la violence de la haine pas plus que la lourdeur de l’oubli. Trop tôt encore ? …
C’est plus de cinquante ans après, parce que la parole de toutes et tous envahit l’espace secret du silence jusque-là préservé, parce que Septante et davantage étant venus, c’est alors qu’il formule sa conviction à la fois exigeante et simpliste : maintenant, il lui va falloir retrouver Marcel Malbée dit MM Die Pate, l’épuiser, l’étouffer, l’écraser, le faire disparaître. Pas l’enterrer comme une vie de garçon, pas l’emmurer comme un chat noir d’auteur américain. Non. Faire disparaître. Et même ( pardon pour l’horreur de l’image ) l’encendrer comme une victime d’un camp.
Mais ça va prendre du temps : la vie est un long détour par des labyrinthes où ne règne plus personne. En plus, le Minotaure a pris la fuite, encore une fois. Jamais au bon endroit, celui-là.
Pourra-t-on jamais vraiment compter sur l’efficience de BOB et MORANE, engagés par la malicieuse et pragmatique FRED ? Mais alors, sinon, quoi ?
Cette question : Ydit croit entendre la voix impossible de HANGED JAMES, pendu qui flotte un peu au bout de sa branche, qui flotte dans l’air froid du matin comme dans un trop grand pyjama bleu et blanc, même si le corps est nu dans l’encadré de la fenêtre, un nu sans ailes ni carquois, un nu sans main voilant le sexe, un nu dressé dans l’évidence de son définitif silence, et toutefois,
la tête à hauteur de corde, HANGED JAMES, amical et narquois, bien que bien mort, tué par lui-même d’un coup de corde sans appel, demande :
Alors quoi, mec, il t’a fallu tout ce temps à toi-même
pour t’alerter sur toi-même ?
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Didier JOUAULT, pour YDIT-BLOG, Nouvelle saison, Saison 4, épisode VINGT-SEPT : LES ENQUETES de BOB et MORANE, Le sous-sol de la rue Turbigo, FIN – Les refuges rigoureux de la mémoire.